Journal
Pelléas et Mélisande au Théâtre Graslin de Nantes - Pas de printemps pour Mélisande - Compte-rendu
Emmanuelle Bastet lit jusqu’au bout le Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck et Claude Debussy.
On ne voit que le canon du fusil de Golaud, prenant la lumière de la lune dans la brume puis Mélisande émerge du tréfonds, "enfuie !" crie-t-elle comme une révolte et non plus comme une plainte. Oui mais plus enfuie de chez Barbe-Bleue car pour Emmanuelle Bastet, Pelléas et Mélisande n’est pas dans un temps légendaire, mais vient nous parler face à face.
Le traumatisme de Mélisande, ce sera celui de Marnie, de Rebecca, de tant d’autres héroïnes d’Hitchcock, toutes au fond blessées, abandonnées, trahies par les hommes. Cette porte d’entrée dans l’opéra de Debussy, pour évidente qu’elle soit, peu ont osé l’ouvrir. Stroesser à Lyon, Patrice Caurier et Moshe Leiser à Genève, Emmanuelle Bastet aujourd’hui. Avec la volonté de tirer le fil jusqu’au bout. Intérieur de demeure cossue typique d’une certaine grande bourgeoisie nord américaine, mais dont les murs sont constitués d’innombrables tiroirs, un par secret enfoui, où la grande fenêtre ouvrant sur le vide introduit une dimension irréelle. Car si décor il y a, et meubles même, le propos n’est jamais illustratif, tourne le dos au réalisme, défaut qui tant de fois détruisit et la poésie de Maeterlinck et le mystère dont l’éclaire Debussy.
Au contraire, l’espace d’un plateau de plus en plus nu à mesure que le drame se noue se peuple de lumières et d’atmosphères où le jeu d’acteur semble une chorégraphie, mais une chorégraphie imperceptible, le subtil théâtre d’un drame sentimental comme en filmait avec sa caméra fluide Douglas Sirk. Tout parle d’évidence, et la poésie de Maeterlinck au premier chef, débarrassée de ses appuis, de ses sous-entendus, bref de toute une certaine tradition-trahison. Ses doubles sens sont enfin limpides, son ton évident, moderne pour tout dire. L’entracte arrive, mais l’on peine à quitter son fauteuil. Quoi, on n’était pas au cinéma ?
Le propos d’Emmanuelle Bastet est si puissant qu’à notre insu elle nous avait fait caméra subjective. Presque comme Yniold, si souvent en scène, témoins de quasiment tout et dont l’âme est prisonnière de cette pierre qui ne peut pas être soulevée et qu’on ne verra pas comme on ne voit jamais l’objet enfoui du traumatisme. Et les amants ? Emmanuelle Bastet les réfugie dans un univers fictionnel, illustré par ce grand livre pop-up où l’anneau tombera dans une fontaine de papier, les drapant d’une lumière irréelle pour la scène de la tour dont la chorégraphie amoureuse a quelque chose de tristanesque.
Certains auront frémi en entendant les premiers mots de Mélisande selon Stéphanie d’Oustrac qui en prenait le rôle: aucune fragilité mais de la douleur à l’état brut. Voila qui nous réécrit Mélisande, et fait un personnage auquel la mezzo sacrifie tout, actrice autant que chanteuse. Laissons au vestiaire nos réflexes, nos habitudes, cette Mélisande dit vrai, plus rien ne saurait l’affadir, et pourtant elle reste de bout en bout ambivalente, blessée mais mystérieuse. Son Pelléas se devait d’être plus viril qu’aucun depuis celui si sanguin de Jean-François Lapointe, qui étrennait avec l’art qu’on lui connait, dans le doute comme dans la fureur, son premier Golaud, criant de vérité. S’est-il reconnu dans son demi-frère subtilement et puissamment incarné par le chant si physique d’Armando Noguera ? Certainement. En tous cas jamais jeu de miroirs entre l’un et l’autre ne fut si troublant, tant les timbres, les couleurs, l’art du chant même sont proches. Ce trio parfaitement accordé faisait oublier une Geneviève en retrait, mais soulignait à quel point l’Yniold de Chloé Briot chantait justement et l’Arkel septuagénaire de Wolfgang Schöne disait vrai, parlant d’abord.
Comme jadis pour le Château de Barbe-Bleue selon Patrice Caurier et Moshe Leiser, Daniel Kawka réglait son orchestre sur le plateau, en millimétrant le temps dramatique pour se caler sur la mise en scène jusque durant les interludes qu’Emmanuelle Bastet transforme en autant de narrations.
On ressortait de Graslin en se disant qu’enfin on avait regardé l’ouvrage de Debussy en face, sans plus rien s’en dissimuler.
Jean-Charles Hoffelé
Claude Debussy: Pelléas et Mélisande - Nantes, Théâtre Graslin, 25 mars ; prochaines représentations 27, 30 mars et 1er avril, puis les
11 et 13 avril 2014 (à Angers / Le Quai)
www.angers-nantes-opera.com
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