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Pelléas et Mélisande à l’Opéra de Lille (Streaming) – Un mort au fond du bassin de marbre – Compte-rendu
Pour Pelléas, Lille a décidé de faire à nouveau appel à Daniel Jeanneteau, déjà sollicité pour Le Nain de Zemlinsky. Egalement signataire de la scénographie, le metteur en scène situe toute l’action dans un unique décor aux parois lisses, dont le sol est percé d’un trou rond qui représente tous les points d’eau mentionnés dans le livret. Une projection, pendant l’ouverture, laisse entendre que le corps surnaturel de Mélisande en serait surgi, tandis qu’à la fin de l’acte IV, Golaud y précipitera le cadavre de son frère. Aux énigmes de Maeterlinck, cette production rajoute sa propre couche de mystères, surtout autour de l’héroïne : d’abord marginale en doudoune à capuche, elle reparaît transformée par une élégante robe écarlate, mais choisit bientôt de se métamorphoser en double de Pelléas, vêtue du même pantalon noir et de la même chemise blanche, déguisement favorisé par les cheveux qu’elle n’a pas longs du tout. C’est peut-être d’ailleurs à cette coupe courte que la scène de la tour doit d’échapper ici à tout ridicule : il s’agit d’un jeu, où chacun fait « comme si », laissant courir son imaginaire, ce qui évite l’embarras parfois ressenti par les chanteurs (et dont il arrive que le public rie) quand la scène tourne au vaudeville, les amants étant surpris par le cocu.
Les éclairages de Marie-Christine Soma varient habilement les atmosphères et – cela paraît simple, mais ce n’est pas si courant – permettent aux personnages de respecter l’opposition obscurité/lumière à la fin du quatrième acte. Pour le reste, si l’on apprécie le dépouillement revendiqué de ce plateau nu, d’où presque tout accessoire est absent – il y a bien une lettre et un anneau, mais pas d’épée – on tombe de haut quand, au cinquième acte, le rideau se lève sur le famille royale d’Allemonde changée en équipe de terrassiers pour combler le bassin où repose Pelléas, même Geneviève y allant de son coup de bêche, entre les seaux et la brouette. C’est une fin bien prosaïque à ce qui, jusque-là, avait préservé son caractère d’énigme poétique.
L’orchestre Les Siècles, dont les cordes occupent la fosse proprement dite, les vents étant répartis sur tout le parterre, rend à la partition toute la saveur de ses instruments « anciens », François-Xavier Roth le dirigeant depuis la place qui serait la sienne dans une configuration normale, relayé par des écrans pour ceux auxquels il tourne le dos. La musique de Debussy en sort désembrumée, débarrassée de la gangue dont certaines lectures ont cru bon de l’envelopper, mettant en valeur, par exemple, le côté grinçant du début de la scène des souterrains. Le chef opte pour une version complète, avec les quelques répliques coupées à la création, mais on regrette qu’il n’ait pu s’opposer au rideau de pluie qui tombe sur la scène à deux reprises, avec les interférences sonores que l’on devine.
La distribution propose un intéressant mélange de prises de rôle et de confirmations. Damien Pass est un médecin sonore, auquel on reprochera juste quelques r vraiment trop roulés. Marie-Ange Todorovitch parvient, dans le peu qu’elle a à chanter, à composer une Geneviève inquiète, apeurée. Arkel à Rouen en janvier, Jean Teitgen confère au roi toute l’humanité souhaitable, en particulier au dernier acte, même si, curieusement, rien n’est fait ici pour lui donner l’aspect du grand-père des deux demi-frères. Excellente idée que d’avoir choisi un Yniold qui a véritablement l’âge du rôle et qui n’a pas à feindre l’innocence (on compte sur la captation pour rétablir l’équilibre avec l’orchestre, forcément difficile dans cette configuration) : Golaud lui-même s’en montre sous un autre jour, d’abord père aimant avant d’utiliser son enfant au service de sa jalousie.
Après avoir abordé le rôle à Bordeaux en 2018, Alexandre Duhamel en présente ici toutes les facettes, d’abord égaré et comme détaché dans la forêt, tendre et moins brutal que souvent au deuxième acte, et basculant peu à peu dans la violence. Lui aussi tout à fait apte à traduire l’évolution de son personnage, livrant des moments superbes de délicatesse dans l’expression, Julien Behr nous convainc que le choix d’un ténor en Pelléas est tout à fait judicieux. De même, la présence de Vannina Santoni nous rappelle que Mary Garden avait aussi à son répertoire Louise ou Thaïs, et que même si des mezzos ou des sopranos coloratures peuvent exceller en Mélisande, il est bon d’y entendre des voix comme la sienne, capable de traduire le curieux mélange d’ardeur et de froideur d’une héroïne insaisissable.
Laurent Bury
Photo © Frédéric Iovino
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