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Portrait baroque - Pier Francesco Cavalli (1602-1676) - Le Puccini du XVIIe
Son vrai nom est Pier Francesco Caletti Bruni. Il est né à Crema, où son père tient le poste de maître de chapelle, le 14 février 1602. C’est-à-dire au moment même où apparaît le genre « opéra », dont les premiers exemples conservés, les Euridice de Peri (1600) et Caccini (1602), voient le jour à Florence, à l’occasion du mariage d’Henry IV avec Marie de Médicis. Suit, en 1607, L’Orfeo écrit par Monteverdi pour Mantoue, qui, en dépit d’une partition beaucoup plus sophistiquée, relève du même genre « courtois », réservé à une élite cultivée et joué dans de salles qui n’ont pas été conçues pour la représentation.
Après avoir essaimé dans divers cénacles et, notamment, dans la Rome permissive d’Urbain VIII, c’est à Venise que l’opéra va connaître, trente ans plus tard, une véritable consécration, avec l'acquisition du Théâtre San Cassiano par la noble famille Tron. Celle-ci en confie l’administration à une compagnie dirigée par Benedetto Ferrari et Francesco Manelli qui, le 6 mars 1637, proposent la première représentation d’opéra accessible à tous, avec Andromeda, « fable musicale » sur un livret de Ferrari, dotée d’une partition (hélas perdue) de Manelli.
Cette exécution marque un tournant considérable : en s’adressant à un auditoire mélangé (et non plus exclusivement noble), qui, en outre, achète sa place, le genre lyrique s’engage sur des voies nouvelles qui sont peu ou prou celles de notre moderne entertainment.
La course à la production est lancée, et Cavalli va y jouer un rôle prépondérant : dès 1639, il donne au San Cassiano son premier ouvrage, Le Nozze di Teti e Peleo, puis, dans la foulée, succède au tandem Ferrari/Manelli à la direction artistique du théâtre. Jusqu’en 1650, pour le moins, il va écrire pour cette salle près d’un opéra par an, ce qui ne l’empêchera pas d’alimenter d'autres saisons théâtrales.
Mais revenons en arrière dans la biographie de notre héros.
En 1616, Pier Francesco, âgé de quatorze ans, chante dans le chœur de la cathédrale de Crema, quand sa belle voix de soprano attire l’attention du podestà. Ce gouverneur, Federico Cavalli, dont Pier Francesco adoptera le patronyme en 1634 (à la façon des Romains de l’Antiquité prenant le nom de leur « patron »), le fait entrer au sein de la prestigieuse basilique Saint Marc de Venise où, après sa mue, l’adolescent passe au pupitre de ténor. C’est alors que sa route croise celle du grand Monteverdi.
Monteverdi-Cavalli : une influence réciproque
Celui-ci - échappant, après vingt ans d'un service mal reconnu, à la férule des ducs de Mantoue - a en effet été nommé maître de chapelle de Saint Marc en 1613 (il restera à ce poste jusqu’à sa mort, en 1643), grâce au prestige de ses formidables Vêpres de la Vierge. S’il n’est pas certain que Cavalli ait directement reçu son enseignement, les deux hommes, que trente-cinq ans séparent, semblent s’être réciproquement influencés. Dans la course à l’opéra qui s’engage alors à Venise - où cinq nouveaux théâtres lyriques ouvrent leurs portes -, ils vont même rivaliser, voire collaborer (il est possible que Cavalli ait mis la main à la partition du Couronnement de Poppée, en 1642).
Cavalli est en grande partie responsable de la « popularisation » de l’opéra vénitien – même si l'on ignore encore combien d’ouvrages exactement il a écrit. Quarante-deux, comme le prétend la tradition ? Vingt-sept, comme le certifient les partitions conservées ? Ou, plus probablement, une trentaine ? En un temps où il n’est pas d’usage de publier la musique, où l’on reprend les pièces, en y ajoutant des morceaux d’auteurs à la mode, la question ne présente pas une pertinence extrême. Ce n’est pas tant par son volume que l’œuvre de Cavalli se distingue que par son empreinte durable et l’équilibre qu’elle manifeste entre exigence artistique et succès public. Si Monteverdi fut le Verdi du XVII°, Cavalli en fut le Puccini ! Outre que, dans les années 1640/50, trois ou quatre salles vénitiennes peuvent présenter, durant la même saison, des drames de Cavalli (imaginerait-on cela, aujourd’hui, d’un compositeur lyrique contemporain ?), ceux-ci s’exportent ou sont repris à des années de distance.
Les compagnies dell’arte s’emparent d’Egisto (1643), qui ne réclame qu’un effectif modeste, et le donnent à Paris ou à Vienne. Giasone (1649), le plus goûté des ouvrages du XVIIe, est joué dans toute l’Italie du Nord. Naples reprend Didone en 1650 (en la truffant d’intermèdes napolitains), Rosinda en 1651, Xerse en 1657 et Artemisia en 1658. Pour la même ville Cavalli compose Veremonda (1652) et Ciro (1653), qui ne seront qu’ensuite représentées à Venise. Milan voit pour sa part la création d’Orione (1653), Florence celle d’Ipermestra (1658).
Une commande pour les noces de Louis XIV
En 1660, la réputation de Cavalli est telle que Mazarin décide de lui confier la composition de l’œuvre destinée à orner les noces de Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse d’Autriche. L’opéra français n’existe pas encore et, si Paris a déjà entendu quelques ouvrages italiens (dont l'Orfeo du Romain Luigi Rossi, écrit pour le Palais-Royal en 1647), le goût d’un spectacle entièrement chanté est loin de s’y être implanté. Quel meilleur ambassadeur lui trouver que ce Cavalli que l’on joue déjà dans toute l’Europe et que recommande d’ailleurs le castrat Atto Melani, agent secret de Mazarin ? Agé de près de soixante ans, cependant, le Vénitien ne montre guère d’empressement à répondre à l’invitation et ce n’est qu’en apprenant que l’on a pressenti son rival Antonio Cesti qu’il se décide.
Mal lui en prend. Créé avec deux ans de retard (après la mort de Mazarin) dans une Salle des Tuileries construite tout exprès mais trop vaste et bruyante, encombré par les interminables ballets du jaloux Lully (le spectacle dure huit heures !), à peine écouté par un public de courtisans qui ne parle pas l’italien, l’extraordinaire Ercole amante (1662) fait un four. Il n’empêche : lorsqu’il « inventera », une douzaine d’années plus tard, la « tragédie lyrique », Lully saura se souvenir du style de son compatriote, dont les traces émailleront les écoles italienne et française jusqu’au début du siècle suivant.
Rentré fort marri de son aventure parisienne, Cavalli écrit encore six opéras, dont deux ne sont probablement pas représentés ; il se voue surtout au répertoire religieux (d’admirables corpus de Vêpres), d’autant qu’en 1668, il succède à Monteverdi et Rovetta au poste de maître de chapelle de la Basilique Saint Marc. Décédé en 1676, le compositeur cède, par un testament conservé, la majeure partie de ses biens aux enfants de son protecteur – le gouverneur Federico de Cavalli.
L’incarnation du style vénitien
Sa trace n’a jamais complètement disparu, comme le prouvent les commentaires du Docteur Burney, au XVIIIe, ou le choix de certaines de ses mélodies pour les recueils d’arie antiche du XIXe. Plus encore que ceux de Monteverdi, ses opéras incarnent, dans l’inconscient collectif, le style « vénitien » : un spectacle modestement instrumenté (dépourvues de fosse, les salles de la Lagune n’accueillent qu’une dizaine de musiciens, dont la plupart affectés au continuo) mais très animé, « shakespearien », a-t-on, dit, mêlant personnages héroïques et bouffes, divinités, bègues, avortons et monarques, au sous-texte souvent cynique.
Si les ouvrages des premières années, écrits en compagnie de Busenello (librettiste de Didone comme du Couronnement de Poppée) ou du génial Faustini (Calisto, Egisto, Ormindo, Rosinda), font la part belle à la mythologie, à un récitatif mélodieux relevé de mélismes et aux lamenti, ceux de la fin, nés de la collaboration avec Minato (Xerse, dont le livret sera repris par Haendel, Artemisia, Antioco), s’intéressent plutôt à l’histoire et multiplient les « ariettes », qui se distinguent désormais nettement du récit.
Dès les années 1970, Raymond Leppard ressuscite La Calisto et L’Ormindo (Decca) ; une douzaine d’années plus tard, René Jacobs s’attelle à une restitution plus philologique de Xerse, Giasone et de l’inusable Calisto (HM) ; d’autres (Florio, Garrido, Cavina) ont suivi, mais nul n'avait encore réveillé Elena, qu’exhume cette année le Festival d’Aix : une partition tardive, créée en 1659, juste avant Ercole amante, qui a pour particularité de concilier les deux « manières » de Cavalli, puisque son livret fut esquissé par Faustini et achevé par Minato...
Olivier Rouvière
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