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Portrait baroque - Victoria, pénitent majeur du Siècle d'or
Certes, Tomas Luis de Victoria (1548-1611), mort voici quatre siècles, n'est pas, en termes de chronologie, le père de la polyphonie ibérique, ayant été précédé, entre autres, par Cristobal de Morales et Francisco Guerrero qui ont fait avant lui la gloire des chapelles musicales en Espagne. Mais l'intensité spirituelle de son message est sans équivalent dans le répertoire liturgique de la péninsule. Un sommet à l'échelle européenne, à l'égal du Romain Palestrina, du Franco-flamand Lassus et de l'Elizabéthain Byrd, même si l'oeuvre qu'il a laissée est moins impressionnante en quantité que celles des deux premiers nommés; soit tout de même quelque 20 messes (de 4 à 12 voix), 44 motets, 34 hymnes, des antiennes pour le Magnificat, des répons et les Offices de la Semaine Sainte et des Morts, ces 2 chefs-d'oeuvre pénitentiels générateurs d'une émotion incoercible dans le registre A Cappella.
Une intuition harmonique infaillible
Avant tout, la quête de Victoria est d'un mystique et d'un dramaturge qui, dans l'Office de la Semaine Sainte, s'investit dans une véritable représentation de la Passion, pressentiment, par plus d'un trait, des retables baroques à venir. La lamentation du prophète s'y fait à la fois abîme de douleur et havre de réconfort autour de la figure du Christ, « trahi, broyé et mis à mort ». Au delà, sa différence éclate dans sa technique d'écriture, éprise de naturel et de simplicité, mais intégrant audaces et dissonances avec une intuition harmonique infaillible.
C'est à Rome auprès de Palestrina que Victoria a appris l'art de ne pas céder à la surenchère dans l'imagerie expressive et les figures parlantes, au contraire d'un Gesualdo amoureux des stravaganze acoustiques « per fare stupire ». Elève au Collegium Germanicum dès 1565, il se liera d'amitié avec les deux fils de Palestrina, suivant aussi les leçons de Jacobus de Kerle, maître de chapelle du cardinal Otto Von Waldburg (lequel semble avoir également joué un rôle dans la formation musicale du compositeur).
Au départ du cardinal en 1568, Victoria se retrouve au Séminaire romain. Pour autant, sa carrière commence, dont les étapes passeront successivement par Santa Maria di Montserrato (comme organiste et chanteur), le Séminaire romain (où il succède à Palestrina comme maître de chapelle) et l'église St-Apollinaire. Ordonné prêtre en 1575, il devient , quatre ans plus tard, chapelain de l'impératrice Marie, fille de Charles-Quint et veuve de Maximilien II d'Autriche, au service de laquelle il restera plus de vingt ans, mais dans un quasi anonymat, en conformité avec un souci d'humilité qui lui fera décliner tout poste officiel dans la Ville éternelle (c'est l'époque où il collabore également avec Saint-Philippe Neri, le fondateur de la congrégation de l'Oratoire qui a joué un rôle très important dans les activités de la Contre-réforme).
Revenu à Madrid en 1587, suite à la retraite de sa protectrice au monastère des Descalzas reales, il sera à nouveau romain de 1592 à 1594, entre autres pour l'édition de son 2ème livre de Messes de 4 à 8 voix. Mais c'est à Madrid qu'il mourra dix-sept ans plus tard, presque oublié et devenu aveugle, mais toujours fidèle comme organiste au couvent des Descalzas reales.
Victoria instrument d'hispanité
Reste la profonde originalité d'une oeuvre sur laquelle la postérité s'est souvent méprise, n'en voyant le plus souvent que les affinités palestriniennes, en fait plus apparentes que réelles. Hors de toute référence au Palestrina-stil, la spécificité victorienne tient à bien des raisons. Ainsi n'écrivit-il aucune page profane, ignorant les messes-parodies et ne puisant son inspiration que dans des mélodies religieuses (le plain-chant ibérique) qu'il sait parfaitement ré-inventer au demeurant. Aussi bien, sa merveilleuse technique contrapuntique fait le reste où il se montre savant sans ostentation, tout en sollicitant au besoin la pleine expression dramatique des textes sacrés par le biais de combinaisons dissonantes d'une audace extrême. C'est ce discernement dans le choix des moyens rhétoriques qui lui assure une place tout à fait à part dans le concert liturgique du temps, certes en total accord avec le projet édifiant de la Contre-Réforme, mais vibrant, en même temps, d'une altérité singulière, face à la sérénité dont fait montre son aîné romain, modèle, au XIXème siècle d'un « juste chant » au sanctuaire.
Sans conclure, on ajoutera que le grave Tomas Luis, du fait de sa proximité géographique avec une figure charismatique comme Sainte Thérèse, née à Avila comme lui, a été instrumentalisé par la postérité, jusqu'à devenir un emblème majeur de la spiritualité ibérique. Et en même temps un « passeur » propre à fédérer les symboles associés à l'ardeur sacrée qui sous-tend traditionnellement l'âme espagnole. Au point qu'on a pu parler à son propos d'un « mysticisme au quotidien», le même émané des tableaux saturés de signes du Greco et de l'extatique Zurbaran ou des visions vrillantes de Lope de Vega et de Calderon (La Dévotion à la Croix), sommets du théâtre du Siècle d'Or. Seul problème pour les apasionados du maître castillan: le petit nombre des relectures qui lui sont actuellement consacrées. Une situation sans doute éprouvante, mais que devrait dynamiser précisément cette année commémorative, avec l'émergence de nouveaux talents s'ajoutant aux valeurs sûres (l'ensemble La Colombina de Josep Cabré) dans le concert Renaissance et pré-baroque des Espagnes.
Roger Tellart
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