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Salue pour moi le monde, de Joëlle Bouvier, par le Ballet de Genève au théâtre de Chaillot – Quand la danse exalte le drame wagnérien – Compte-rendu

Rarissimes sont les transpositions réussies de la forme lyrique à la chorégraphique : Béjart, par exemple, s’attaqua à la Flûte Enchantée et la rata. Seule sans doute, Pina Bausch sut réussir ce difficile pari, avec Iphigénie en Tauride puis Orphée et Eurydice, démontrant qu’il n’était pas impossible. Mais l’enjeu était de moindre envergure, le caractère bien structuré de Gluck, la place des chœurs, si aisément transformables en corps de ballet, le caractère processionnel des deux tragédies permettant une mise en place claire, dont Bausch sut maîtriser les écueils. Mais Tristan et Isolde ! Jamais œuvre fut moins faite pour la danse : immenses monologues étales, peu de séquences rythmiques sinon aux tournants dramatiques qui font évoluer l’action, duo réverbérant certes au 2e acte, ce qui permet à la rigueur le pas de deux, mais d’une colossale amplitude avant de s’exacerber, beauté infinie de la musique, mais que le corps peut difficilement épouser sur une telle durée.
 
 Et pourtant Joëlle Bouvier a réussi son entreprise, parce qu’elle a su prendre les bonnes mesures de ce qui pouvait être porté par les seuls gestes : presque impossible, on l’a dit, de transposer un opéra entier, car le chorégraphe est de ce fait prisonnier de chaque inflexion musicale ou vocale, de chaque évolution de la situation, de chaque attitude, de chaque revers psychologique ou dramatique. Mais en une heure trente, alors que Tristan peut en durer presque trois fois plus, voici une compression d’une densité terriblement porteuse, qui en évitant les divines longueurs de l’œuvre, n’en accumule que les moments clefs, ceux où la passion est portée à son acmé. Ne se tenant pas piégée par la lettre de la partition, tout en gardant le déroulement des trois actes, Bouvier a pu en creuser le fond  et son Tristan et Isolde, manière de chef-d’œuvre dans l’œuvre de cette prolifique chorégraphe, se retrouve de ce fait une formidable initiation au public qui ne serait pas forcément de ce répertoire parfois tenu pour effrayant.
 
Un mot de la dame, dont on entend trop peu parler dans l’hexagone bien qu’elle soit liée depuis 2004 aux Gémeaux, Scène nationale de Sceaux. Cette française d’origine suisse fut d’abord, il y a une trentaine d’années, la partenaire et la complice de Régis Obadia, autre surdoué du mouvement, pour un duo de chorégraphes fusionnels. Puis on la vit moins, alors qu’elle dirigeait le CCN du Havre et le CNDC d’Angers, et on doit remercier Didier Deschamps et le Ballet de Genève de lui donner ainsi la vedette,  après le magnifique Roméo et Juliette présenté au Théâtre de Chaillot en 2011.

© Gregory Batardon

Encore un couple mythique, mais pour une tout autre entreprise, car les amants de Vérone, servis par des musiques à eux dédiées, ont été abondamment mis en pas par des générations de chorégraphes. Mais à Tristan, sacré, nul n’avait jamais touché, tout au moins celui de Wagner. Le style de la belle Joëlle, autant qu’on puisse remonter aux sources de son œuvre, a toujours été écorché vif, d’une sensualité torride et d’une grande finesse psychologique. Là, elle se surpasse : Tristan est un opéra incandescent, d’un bout à l’autre de cette extase qui mène à la mort par l’amour, Bouvier, elle est une torche. Elle a su exprimer l’essentiel et ne pas le dénaturer, mieux encore, lui ajouter la beauté poétique et tragique de visions aussi épurées que violentes : nul n’oubliera les jeux de cordes avec lesquels les deux amants s’affrontent avant d’être liés par elles, l’irruption de Mark comme la statue du destin, la vision de Tristan porté par ses amis au sein de son agonie, le vent dans les voiles rouges qui gonflent la silhouette d’Isolde. Succession de tableaux qui progresse de la gymnique la plus menaçante au déchaînement des portés vertigineux, à la délicieuse hystérie et à l’ivresse tourbillonnante qui secouent les danseurs, toujours rattrapés par un sens aigu du cadrage et de la nécessité contraction-décontraction, du flux et du reflux qui les relie à l’élasticité de la musique de Wagner.
 
Très au-delà de l’érotisme ou de la sensualité, que la danse permet de projeter  facilement, la chorégraphie de Joëlle Bouvier parvient à dépasser cette finitude pour atteindre à une descente dans le néant : « me noyer, perdre conscience », chante Isolde en s’éteignant, et comme elle la danse se dilue. Exceptionnel, d’autant que la version choisie, celle de Carlos Kleiber(1), avec Margaret Price et René Kollo, est comme on sait, une sorte d’ovni dans le catalogue wagnérien, par une fulgurance dans la déchirure qui est  demeurée unique. N’en parcourir que les sommets, sans les quelques vallées qui permettraient de reprendre souffle, donne le vertige. Avec pour tout intermède un extrait des Wesendonck Lieder dans la rare version d’Astrid Varnay(2), voilà qui ne reposait guère
 
Art suprême aussi, que celui de savoir se servir de ses interprètes du magnifique Ballet de Genève : Bouvier, fine mouche, a su exploiter les talents de gymnaste de son Isolde accrochée à sa corde , la Thaïlandaise Sarawanee Tanatanit  qui fut Prix de Lausanne, et trace dans l’espace un parcours de démente, tantôt hiératique tantôt furie, tandis que son fragile Tristan, Geoffroy Van Dyck, porte sa croix de façon bouleversante et que Mark, incarné par Armando Gonzalez Besa, puissant et navré, montre à lui seul la pauvre humanité face à ces géants extatiques. Et comment ne pas louer la beauté de la Japonaise Sara Shigenari, figurant Kurwenal et Brangäne à elle seule, dans un personnage appelé Le Témoin.
 
Cas d’espèce qui se révèle éblouissante réussite, ce Tristan et Isolde dansé pourrait bien ouvrir la voie à d’autres expériences popularisant le lyrique : et si Isolde, au lieu d’être en combinaison rose avec mules de cygne et permanente de la reine d’Angleterre, devenait dans nos mémoires cette fine et tempétueuse silhouette projetée dans l’espace, si la Damnation de Faust était débarrassée de ses escargots, si Boccanegra perdait son tricot marcel pour retrouver sa dignité de seigneur sur fond de voix définitivement somptueuses, puisqu’en boîte ! On peut rêver…
 

Jacqueline Thuilleux

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(1)Tristan und Isolde, Staatskappelle Dresden, dir. Carlos Kleiber, DG 
(2) Wesendonck Lieder : Astrid Varnay, Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, dir. Leopold Ludwig, DG
 
 
Paris, Théâtre national de Chaillot 29 mars ; prochaines représentations les 31mars  et 1er avril 2016. www.theatre-chaillot.fr, puis aux Gémeaux -Scène Nationale de Sceaux du 26 au 28 mai 2016. www.lesgemeaux.com
 
Photo © Gregory Batardon

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