Journal
Samuel Hasselhorn et Ammiel Bushakevitz à la Salle Cortot – Souffles mêlés – Compte rendu

La salle Cortot, une fois de plus et plus encore : comme une bulle préservée où se réunissent, pour une amicale et profonde festivité, des amoureux d’une musique qui ne demande qu’à parler au plus grand nombre mais resserre ici ses bases. Les sièges n’y craquent plus, surtout quand la tension des auditeurs est aussi palpable que pour cette récente schubertiade : un moment suspendu que l’on doit au duo Samuel Hasselhorn-Ammiel Bushakevitz et à Harmonia Mundi, qui les engage dans une aventure hors normes, aussi jouissive que douloureuse, ce projet de cinq CD Schubert, ouvert sur Die Schöne Müllerin, et qui s’achèvera en 2028, pour le bicentenaire de la mort du compositeur, avec le Schwanengesang. (1)

L’intelligence des plus grands
On le sait depuis plusieurs années grâce à ses enregistrements – notamment un récital schumanien avec Joseph Middelton (Harmonia Mundi – 2020) – et de plus en plus grâce à ses rôles sur scène, en Almaviva, Don Giovanni et même Pelléas, Hasselhorn (1er Prix, rappelons-le, du Concours Reine Elisabeth en 2018) porte en lui le trésor d’une voix dorée, aussi riche que subtile, distillée avec une intelligence du texte que l’on ne trouve que chez les plus grands, comme ce fut le cas pour un Jonas Kaufmann, lequel avait appris comment tout doser en finesse. Avec cet hommage à Schubert, le jeune chanteur apparaît aujourd’hui comme maître du lied, cette essence du romantisme allemand dont Schubert fut le cristalliseur absolu. Après donc Die Schöne Müllerin, avec Bushakevitz, les voici aujourd’hui explorant avec Licht und Schatten (Lumière et ombres) (2), ces années 1824-1825 où, désormais conscient de la gravité définitive de sa terrible maladie, Schubert ne cessa d’écrire, en passant des phases les plus aiguës du désespoir à de rares éclairs de bonheur.

Ammiel Bushakevitz & Samuel Hasselhorn © Uve Arens
Descente dans l’âme d'un créateur
Le talent des deux amis et complices en musique est fusionnel, et il le faut bien pour traduire avec ce foisonnement de lieder, cette descente dans l’âme d’un créateur grâce à qui les paroles deviennent musique et la musique devient parole, comme le suggérait, mieux que nous, le grand musicologue et écrivain Antoine Goléa. Hasselhorn les enchaîne sans entracte, semblant ne jamais respirer, sauf quand il s’arrête et va se poser sur un siège tandis que Bushakevitz joue quelques danses allemandes, comme pour détendre l’atmosphère et réancrer le lied dans son bain original. Dans ces instants de reprise de soi, il semble vidé, tant l’émotion qu’il dégage et ressent à l’évidence est forte, et son souci de faire vivre chaque inflexion, rigoureux.

© Nikolaj Lund
Entre exaltation et intimes confidences
Car la voix du chanteur, dont on a dit la couleur ambrée, la puissance et la grâce, mène beaucoup plus loin que mots et notes mêlées. Là, alors que leur sens littéral finit par perdre toute importance tant l’intonation qui les porte les rend perceptibles, c’est à une envolée métaphysique que conduit l’enchaînement de ces plaintes, de ces chants d’amour désespérés, de ce désir d’enfouissement dans les mystères de la nature, qui forment la trame du romantisme germanique. Peu de lieder schubertiens où les étoiles, le ciel, le vent, le soleil ne soient évoqués, là où un Berlioz, plus mélodramatique, les invoquerait ! Un condensé de peur, d’angoisse, de ce que Schubert appelait « son chagrin », traduit par les deux artistes comme une force unique, le piano l’emportant parfois sur la voix, celle-ci sachant se couler sur lui ou s’exaltant comme une grand voile, pour retomber dans d’intimes confidences.
Plus qu’une interprétation
Impossible notamment de ne pas être apaisé par le chuchoté, mais si immense « alléluia » que Hasselhorn fait passer comme une tendre délivrance après les farouches clameurs de Die Junge Nonne, D.828, impossible de ne pas être déchiré par le « Ich komme », qui conclut avec une douceur fatidique l’épuisant appel du Totengräbers Heimweh, D. 842. Admirables aussi les pulsions du clavier de Bushakevitz pour Die Almacht, D.852, alors qu’il sait se faire si délicatement ténu pour Im Abendrot, D.789 … Le souffle mêlé des deux artistes donne l’illusion d’être celui du compositeur lui-même.
Il ne doit pas être facile de se laisser pénétrer pendant des années par ce mystère d’une musique qui va au-delà d’elle-même, en quête de l’infini d’un monde, d’une nature bien au-delà de ce qu’elle laisse paraître. Heureusement, les deux complices, une fois reprise leur respiration, montrent leur jeunesse, leur vigueur : et leur entente fait oublier la douloureuse solitude dont est imprégnée la musique de Schubert, qu’ils ont si bien fait résonner. Plus qu’une interprétation, une immersion.
Jacqueline Thuilleux

> Les prochains concerts "Schubert" <
(1) Lire les interviews de Samuel Hasselhorn et Ammiel Bushakevitz : www.concertclassic.com/article/interwiews-de-samuel-hasselhorn-baryton-et-dammiel-bushakevitz-pianiste-la-belle-meuniere
(2) Licht und Schatten, 1 CD Harmonia Mundi / HMM 902747 // www.schubert200.com
Paris, Salle Cortot, 4 mars 2025
On retrouvera Samuel Hasselhorn à la Seine Musicale, les 14, 16 et 17 mai 2025, pour Le Paradis et la Péri, de Schumann, dirigé par Laurence Equilbey à la tête d’Insula Orchestra // www.laseinemusicale.com/spectacles-concerts/le-paradis-et-la-peri-insula-orchestra/
Photo © Nikolaj Lund
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