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Samuel Sené dirige Dupré et Reger à Saint-Antoine-des-Quinze-Vingts - La Grande Guerre des deux côtés du front – Compte-rendu
Depuis 2014 (1) et jusqu’au centenaire de l’armistice de 1918, les commémorations de la Grande Guerre auront été l’occasion de découvrir un répertoire musical rarement abordé, ainsi à Saint-Antoine-des-Quinze-Vingts le 23 novembre, lors d’un concert à l’initiative de l’Association des Amis de l’Art de Marcel Dupré. Au programme figuraient deux œuvres composées avant la fin de la guerre, pour un écho sensiblement différent.
La première partie de soirée était consacrée au vaste De Profundis op. 17 de Marcel Dupré, Pour les soldats morts pour la patrie. Reposant sur le Psaume 130 (des sept Psaumes de Pénitence du roi David), l’œuvre fut composée en 1916, après l’horreur de Verdun, et créée en 1924 à Notre-Dame-des-Blancs Manteaux sous la direction de Paul Paray, ami de toujours de Dupré et lui-même remarquable organiste. Pour « Chœur à quatre voix mixtes et Solo de Ténor, Duo de Soprano et Basse, et Trio de Soprano, Ténor et Basse / Avec accompagnement de Grand Orgue et d’Orchestre ou avec accompagnement de Grand Orgue seul », elle fait partie de la dizaine d’œuvres de musique vocale de Dupré : des mélodies de 1911 aux Deux Motets op. 53 de 1958, en passant par La France au Calvaire op. 49 de 1953, également pour solistes, chœur, orgue et orchestre et que l’on n’entend jamais. Ce concert des Quinze-Vingts avait été préalablement donné à Munich, avec orchestre. À Paris, faute de financement, on ne put entendre « que » la version avec accompagnement d’orgue, néanmoins de la main de Dupré. Dirigé par Samuel Sené et capable de la plus extrême puissance comme des nuances les plus fines, le chœur au format de chambre – six voix de femmes, cinq d’hommes, dont les quatre solistes –, était certes quantitativement moindre que celui de la version symphonique, mais parfaitement proportionné à la taille de l’église et à la réponse de l’orgue de tribune. Âpre et sans concession, ce De Profundis de Dupré est une œuvre sombre et douloureuse, d’une modernité affirmée plaçant presque en permanence les interprètes sur le fil du rasoir, tout au long de neuf sections sans une once de « gras » pour adoucir les angles.
Constance Taillard © DR
Nourri d’amples intervalles douloureux, le chœur initial ne renonce pas à un certain lyrisme tendu, de même le trio qui s’ensuit, où l’on voudrait croire au surgissement d’un sentiment de confiance, aussitôt balayé par un deuxième chœur d’une violence acérée, la partie d’orgue – le Cavaillé-Coll étant tenu avec aplomb par Constance Taillard, jeune musicienne déjà entendue à la Philharmonie de Paris et au Festival de la Chaise-Dieu –, témoignant d’une écriture exigeante, du pur Dupré. La quatrième section, grande déploration du ténor : David Faggionato, faite de longues phrases aux intonations escarpées, mit l’accent sur les difficultés d’une telle restitution, à l’absence d’orchestre pour soutenir et envelopper la projection de la voix répondant la distance de l’orgue, à l’autre bout de la nef, laissant le soliste à vif dans cette page ardue et d’autant plus digne d’éloges.
Épicentre de l’œuvre, le chœur suivant renforça ce sentiment de dénuement au gré de ses entrées successives, s’ouvrant et finissant a cappella, avec le soutien de l’orgue en son milieu. Le duo soprano et basse – Géraldine Casey et Adam Alexander, alternativement et ensemble –, plus chaleureux (toutes proportions gardées) et sans aller jusqu’à raviver l’espoir, put sembler moins noir. Le grand déploiement de force du chœur suivant, d’un bloc puis par pupitres vocaux, fit forte impression, enchaînant sur un ultime chœur et trio – extrême tension des tessitures, notamment pour la partie de soprano solo –, l’œuvre s’achevant dans un relatif apaisement. C’est peu de dire que l’on sort secoué de l’audition d’une telle œuvre, marquante dans la création de Marcel Dupré, comme de l’époque tout entière qui la vit naître, et plongeant l’auditeur dans l'épouvante du temps de guerre.
© Le Cavaillé-Coll de Saint-Antoine-des-Quinze-Vingts © Mirou
Ce fut Max Reger qui en seconde partie répondit à Dupré, dans un tout autre registre émotionnel. Au début de la guerre, on voulut de chaque côté croire ou espérer qu’elle serait courte et naturellement victorieuse, avec son lot de victimes glorifiées. Reger se lança dans un Requiem latin « à la mémoire des héros allemands tombés dans la guerre de 1914-1915 » – optimisme dans la tragédie. Ce Requiem serait son œuvre la plus imposante s’il n’était resté inachevé (Introït, Kyrie et début du Dies irae furent seuls composés). Au cours de l’été 1915, Reger composa un autre Requiem, moins ambitieux mais d’une non moindre beauté, le Hebbel-Requiem op. 144b pour alto solo, chœur et orchestre – à ce dernier se substituant ici une sobre réduction pour piano interprétée par Julien Mouchel (l’organiste et compositeur Max Beckschäfer en a proposa en 1985 une version avec orgue). Le texte de l’opus 144b est le poème Requiem de Friedrich Hebbel (1813-1863), déjà mis en musique par Reger en 1912 dans le dernier de ses Zehn Lieder für Männerchor [chœur d’hommes] op. 83.
Inscrit dans la tradition romantique allemande (on songe, bien que la thématique soit différente, au sublime Ständchen D. 920 de Schubert pour contralto, chœur féminin et piano), le Hebbel-Requiem, ode funèbre en forme de lied avec chœur, évoque aussi l’univers de la ballade dramatique dans la lignée d’un Carl Loewe. Après une introduction lente au piano sous-tendue d’un glas, l’alto solo – remarquable Florence Alayrac, dont le timbre puissant et cuivré sut d’emblée porter l’émotion d’un texte en forme d’exhortation – entonne les vers-refrain (chaque fois différemment) : « Âme, ne les oublie pas / âme, n’oublie pas les morts ! », auxquels le chœur répond, noir dans son chromatisme descendant. Nouvelle supplique de la soliste, le chœur poursuivant dans sa veine dramatique et glaçante (« et basculent dans l’abîme »), jusqu’à un sommet d’intensité hérissé d’une douloureuse animation – fff sur les mots Durch die unendliche Wüste hin (« à travers le désert infini ») – suivi d’un contraste déchirant, morendo sur Wo nicht mehr Leben ist (« là où la vie n’est plus ») aussitôt balayé par la fureur de nur Kampf (« [mais] seulement le combat »). Une ultime mise en garde de l’alto solo tutta forza, rejointe par le chœur sur le glas de l’accompagnement, referme cette scène dramatique d’une concision, d’une beauté et d’une sincérité bouleversantes d’efficacité.
Dupré, Reger, deux approches si différentes quant aux moyens musicaux et poétiques, l’un dans la mouvance moderne, presque expressionniste, l’autre fidèle à un postromantisme exacerbé, mais chacun parvenant, par le truchement d’interprètes humainement investis, à transmettre le sentiment de la douleur à un public émotionnellement saisi par le souvenir de la Grande Guerre.
Michel Roubinet
Paris, Saint-Antoine des Quinze-Vingts, 23 novembre 2018
(1) www.concertclassic.com/article/cycle-vu-du-front-aux-invalides-philippe-brandeis-et-les-musiciens-de-la-grande-guerre
Sites Internet :
Association des Amis de l’Art de Marcel Dupré
www.marceldupre.com
Orgue Cavaillé-Coll de Saint-Antoine-des-Quinze-Vingts
www.ericlebrun.com/l-orgue-cavaillé-coll-de-saint-antoine-des-quinze-vingts/
Photo © samuelsene.fr
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