Journal
Thierry Escaich ouvre la 30ème saison RITMY à Neauphle-le-Château – Une inauguration en forme de triple hommage – Compte-rendu
Brillamment conçu pour un public chaleureusement mélomane (pas moins de deux cents personnes par un dimanche pluvieux), non nécessairement connaisseur mais d'un enthousiasme manifestement décuplé par la prestation hors norme, pour ainsi dire inversement proportionnelle à la taille de l'instrument, d'un Thierry Escaich dans la plénitude de ses moyens musicaux et instrumentaux, d'une générosité et d'une implication de chaque instant auxquelles les auditeurs ne pouvaient qu'être profondément sensibles, le programme offrait un dialogue équilibré : au répertoire répondaient art de l'improvisation et composition contemporaine, la retransmission de qualité sur grand écran faisant (si nécessaire) le lien de manière ductile et constante tout en portant témoignage de l'incroyable concentration de l'interprète et créateur.
Il faudrait toujours, s'agissant d'orgue, (re)découvrir un musicien sur un instrument de taille modeste : en l'occurrence 22 jeux sur deux claviers et pédalier, entre facture romantique d'origine, un John Abbey, et ajout de registres Clicquot du XVIIIe siècle pour un équilibre réévalué en direction de la facture classique (2). Rien ici ne pardonne, toutes les qualités du jeu s'en trouvant exacerbées tant par la proximité de la source sonore que par l'impossibilité de tout artifice, en lien notamment avec l'acoustique, au contraire des édifices et des orgues de grande taille : où l'on put admirer l'exactitude absolue de la restitution du texte de la Toccata « dorienne » de Bach, de nouveau empreinte d'une mouvante liberté subtilement évaluée – comme déjà à Saint-Étienne-du-Mont lors du Festival Paris des orgues 2019 (3) –, la Fugue se parant d'une poésie et d'une monumentalité tout aussi réinventée avec les moyens du bord (de beaux jeux de fonds, de nobles fournitures mais des cymbales quelque peu acerbes, également une fusion anches et pleins-jeux peu convaincante, les anches à la pédale donnant par contre un bel aplomb aux grands déploiements polyphoniques).
Ce concert des trente ans de RITMY – présenté avec éloquence, bienveillance et un inépuisable talent pédagogique par Gilles Cantagrel – rendait hommage à trois grands noms de l'orgue s'y étant illustrés et que le musicologue a fort bien connus : André Isoir (qui revint deux fois, dont une à Neauphle en 1996), Marie-Claire Alain (4) – qui a enregistré un CD sur l'instrument relevé en 1998-2000 et donné trois récitals RITMY au fil du temps, enfin Pierre Pincemaille (5) qui se produisit à Neauphle en 2013. Les œuvres programmées par Thierry Escaich participaient de cet hommage, le musicien y ajoutant de manière confondante sa propre touche au gré d'improvisations d'un souffle et d'un développement prodigieux, en miroir des œuvres proposées. Ainsi après Bach donna-t-il vie à une Partita sur Nun komm, der Heiden Heiland aussi solidement « écrite » que pure et inventive liberté, au fil de variations virtuoses suprêmement ouvragées et inspirées, la deuxième, au cœur d'un tout mi-baroque, mi-contemporain, annonçant par son style le compositeur suivant : Mendelssohn, avec ici sa Sonate n°1 – quel art du chant dans l'Adagio, de l'éloquence dans l'Andante de transition, avant de prendre tous les risques dans un final à couper le souffle. La musique absolument sur le vif.
Un monumental Andante et Scherzo improvisé s'ensuivit sur un sobre thème « en passacaille » que Pierre Pincemaille avait proposé en 1988 au jeune Thierry Escaich, lors de leur première rencontre en la basilique de Saint-Denis. Une improvisation d'une densité et d'une tenue, dans un constant renouvellement, tenant incroyablement en haleine un public médusé par la « spontanéité » de l'exercice, hautement musical et comme seuls en vérité les improvisateurs-compositeurs savent s'y plier. Puis ce fut une évocation de Jehan Alain : Variations sur un thème de Clément Janequin, intimes et lumineusement ciselées ; inépuisables Litanies, vrai défi pour l'instrument qui, tout au long de ce concert, dut se demander ce qui lui arrivait.
À l'instar de l'Andante et Scherzo, où Thierry Escaich mêlait souvenir et instant présent d'un musicien pouvant d'ores et déjà porter un très riche regard rétrospectif sur une œuvre considérable, le programme se refermait sur un cycle de 1991 rappelant un événement qui, s'il n'eut malheureusement pas de suite véritable, mit du moins en lumière le patrimoine organistique et la vie musicale de la région francilienne : les Cinq versets sur le Victimae paschali [laudes] de Thierry Escaich furent composés (et édités chez Henry Lemoine au côté de pages signées Jacques Charpentier, Charles Chaynes, Jean-Pierre Leguay, Alain Mabit, Loïc Mallié, Raffi Ourgandjian, Antoine Tisné et Christian Villeneuve, Collection Orgue d'aujourd'hui) en réponse à une commande du Forum des Orgues d'Île-de-France de l'ARIAM Île-de-France. Cycle magnifique, puissamment contrasté et à même de mettre en valeur tout type d'instrument – et l'interprète, car l'exécution en est redoutable, notamment sur le plan rythmique, d'une complexité et d'un impact depuis toujours diaboliquement essentiels chez Thierry Escaich.
La générosité évoquée prit aussi la forme de deux bis déployant l'art de l'improvisateur : tout d'abord un authentique « tombeau sur le nom d'André Isoir » (ligne musicale du prénom délicatement infléchie vers le bas, celle du nom vers le haut), aussi humain que grandiose de conception, pleinement adapté à l'instrument touché – les mélomanes présents pourront en comparer le souvenir avec l'improvisation sur le même thème, très différente, à Guérande en 2016 (6) – puis un Mozart vif-argent plus vrai que nature, digne d'un cabinet d'orgue du XVIIIe siècle, tout aussi improvisé et suggérant les Noces plus que les citant : Thierry Escaich, qui enseigne l'écriture musicale et sait improviser dans tous les styles parce qu'il en connaît au plus profond l'ADN, laissa pantois un public que l'on imagine quelque peu déstabilisé par tant de facettes, avec une belle part laissée au jeu, pur bonheur de musicien d'une cohérence aussi complexe qu'aboutie.
Le prochain concert RITMY aura lieu le 6 octobre en l'église Saint-Jacques-Saint-Christophe de Houdan, non pas à l'orgue Louis-Alexandre Clicquot (1734-1739), exceptionnel témoin de la facture classique, mais avec l'Orchestre de chambre Nouvelle Europe que dirige Nicolas Krauze : Mozart, « le vrai », sur son versant concertant – violon, clarinette, flûte et harpe. Signalons que la saison RITMY, outre une "Carte blanche aux trentenaires" (dont le jazzman Thomas Enhco) ou encore la Misa criolla, permettra d'entendre Victor Julien-Laferrière et Jonas Vitaud (violoncelle et piano, à Mareil-sur-Mauldre le 19 janvier 2020), mais aussi les pianistes Kotaro Fukuma (à Méré le 1er mars), puis, à quatre mains, Audrey Lonca-Alberto et Paolo Rigutto (à Aubergenville le 15 mars).
Michel Roubinet
ritmy.fr/essais/thierry-escaich-a-neauphle-le-chateau/
Sites Internet
Rencontres InTercommunales pour la Musique en Yvelines (RITMY)
ritmy.fr/essais/concerts-2/tout-sur-les-30-saisons/
Thierry Escaich
www.escaich.org
(4) www.concertclassic.com/article/marie-claire-alain-1926-2013-une-vie-pour-lorgue
(6) www.youtube.com/watch?v=TPhCtszGK-U
Photo © Jean-Claude Golain - Assoc. RITMY
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