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Tristan et Isolde de retour à l’Opéra Bastille – Vertigineux - Compte-rendu
On ne peut décidément pas s’en passer : la vision inspirée du tandem Peter Sellars-Bill Viola, qui donna un vrai choc lors de sa création en 2005 à l’Opéra Bastille sous la direction quasi chambriste – pour une fois – d’Esa-Pekka Salonen, n’en finit pas de fasciner, malgré de multiples reprises, ce qui nuit souvent à la substance d’une production. Il est vrai que Sellars est venu lui-même en vérifier l’authenticité, et que Philippe Jordan, qui l’avait déjà dirigée lors d’une des nombreuses reprises, celle de 2014, a mûri lui aussi son immersion dans l’œuvre.
On a beaucoup glosé sur les vidéos de Bill Viola, qui au 1er acte, illustrent le propos de façon un peu simpliste avant de déraper vers une sorte de symbolisme contemporain, en quête d’un sens du sacré traité en épure à la japonaise. Mais pour les deux actes suivants, les images mouvantes qu’il intègre à la musique et à ses descentes vertigineuses, ses tourbillons, ses incandescences, ne prêtent plus à critique. Au contraire, sans l’alourdir, elles réussissent à rendre encore plus palpable la dérive mystique ou simplement physiologique des personnages que la musique de Wagner trace en grands huit, dans l’état de transe que l’on sait.
© Vincent Pontet - OnP
Deux sommets notamment dans ce regard qui cisaille le plus intime des personnages : le duo du 2e acte, où, tandis que Tristan et Isolde sont quasi immobiles, leurs doubles de l’écran sont projetés dans un duo tournoyant doucement où les visages se pénètrent dans une sorte d’hypnose mobile. Comme une transfusion d’être. Et la mort de Tristan, hurlant sa peur et son désespoir tandis que son être projeté sur l’écran se dissout lentement dans une nature, aquatique ou céleste, mais surtout indifférente. Terrifiant.
En contrepoint, les gestes que Sellars imprime aux protagonistes sont d’une extrême densité autant que réserve. Lui aussi regarde vers l’intérieur et sait tirer du jeu de ses acteurs une expressivité soutenue dans une grande simplicité de gestes, surtout pour Isolde, son personnage le plus réussi par sa graduation de fureur féline mais sans hystérie, jusqu’à la transfiguration finale. Le cri permanent, la fureur et l’immense désespoir des héros, exaltés par la force des images, n’ont pas à être amplifiés: la musique s’en charge. Et elle est de feu. Car Philippe Jordan, plus romantique qu’à l’accoutumée, s’est aussi adonné à l’indicible ivresse wagnérienne qu’exacerbe la beauté des images. En fusion totale avec le vidéaste et le metteur en scène, il fait face à l’état de folie qui imprègne l’œuvre avec une maîtrise admirable, servie par un Orchestre de l’Opéra des grands jours.
Avec de surcroît un plateau d’acteurs au zénith : parfois décriée pour une certaine dureté, Martina Serafin est pourtant une Isolde royale, par la sureté de sa grande voix, qui ne cesse de s’amplifier, par l’intelligence et la beauté plastique de ses gestes, qui découpent l’espace comme une déité antique, par l’intensité tragique de ses moments d’immobilité, où son corps parle plus encore. Tristan, lui, bouge beaucoup, comme le fait toujours Andreas Schager, voix claironnante et sans faille, qu’on a appréciée partout, et notamment à Berlin en Parsifal, dans lequel Daniel Barenboim le programme fréquemment à la Staatsoper. Face à la fureur puis à l’extase d’Isolde, lui n’est qu’un homme affolé par l’horreur de son destin, la malédiction qui brise sa liberté et la peur autant que le désir du néant. Ses défauts même le rendent bouleversant.
© Vincent Pontet - OnP
Et comment ne pas être suspendu à chacune des syllabes émises par René Pape, roi Marke déchirant, prodigieusement humain, même si sa voix a perdu en force. Pour une fois, le caractère pataud de la gestique de Matthias Goerne en Kurvenal ne fait qu’ajouter de la crédibilité à son personnage traité de balourd par Tristan lui-même, et la Brangäne d’Ekaterina Gubanova, beau personnage égaré parmi ces êtres au bord de l’abîme, envoûte littéralement dans son fameux appel du 2e acte, tandis que la nuit scintille. Aucune faiblesse non plus dans les seconds rôles où l’on remarque particulièrement la clarté, la pureté de la voix de Nicky Spence en berger, tandis que Neal Cooper trace de Melot une figure plus intéressante qu’à l’accoutumée. Trois heures cinquante d’une splendeur dont Wagner craignait qu’elle fût insoutenable. On en sort effaré, transporté, intensément admiratif des immenses moyens artistiques déployés et de la diabolique force de persuasion de Wagner pour creuser au plus fort des angoisses humaines. Dément, comme disent les ados. : cette fois, ils ont raison.
Jacqueline Thuilleux
Wagner : Tristan et Isolde - Opéra Bastille, le 11 septembre 2018 ; prochaines représentations les 16, 19, 22, 27, 30 septembre & les 3, 6, 9 octobre 2018 / www.concertclassic.com/concert/tristan-et-isolde-1
Photo © Vincent Pontet - OnP
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