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Trois questions à Florent Boffard, pianiste – Passer au présent : le XXe siècle et la création au Festival de La Roque d’Anthéron 2023
Dans l’univers de la musique classique, dont on entend dire qu’elle est menacée par l’entre-soi et dont on redoute qu’elle se recroqueville autour d’un répertoire de musée, le salut passe par l’ouverture et la création. C’est dans cet esprit que René Martin, directeur artistique du Festival international de piano de La Roque d’Anthéron, confie pour la troisième fois au pianiste Florent Boffard l’animation de journées intitulées Passer au présent (1). Elles réunissent de jeunes musiciens en devenir, des artistes confirmés et des compositeurs d’aujourd’hui autour de la figure d’un maître – cette année, Henri Dutilleux (1916-2013). Voir et entendre la passion de jeunes instrumentistes incroyablement investis, cela « éclabousse le public », pour reprendre l’expression de Florent Boffard, lui-même entré très jeune au Conservatoire et qui a pendant douze ans été membre de l’Ensemble intercontemporain. « J’y ai rencontré des personnalités très fortes, Pierre Boulez en premier, il laisse une marque indélébile. Je me suis pris de passion pour tout ce répertoire, le contact avec les compositeurs était incroyable. D’autant que, pour je ne sais quelle raison, ce sont toujours des personnalités fascinantes – dans tous les sens du terme, il y en a qui peuvent être insupportables, mais leur façon d’être insupportable est extraordinaire ! » Passeur d’exception de la musique de notre temps, le pianiste et pédagogue nous ouvre des portes qui ne sont pas si verrouillées que ça.
Henri Dutilleux (1916-2013) © Jean-Pierre Muller
Qu’est-ce qui fait que le public, aujourd’hui, a encore des réticences envers la musique, non seulement contemporaine, mais aussi du XXe siècle ?
Je pense qu’on est tous fabriqués un peu de la même façon, et qu’on aime une forme de « sécurité », tant que l’on n’a pas conscience de l’intérêt d’aller vers le « danger ». Écouter un univers qui nous est connu, c’est un confort agréable que chacun peut apprécier. Apprendre à découvrir, apprendre à prendre des risques, n’est pas forcément inné, il faut expérimenter. Et les premières fois que l’on doit s’aventurer sur un terrain inconnu, c’est important d’avoir la main de quelqu’un qui vous emmène. De façon très simple, par exemple quelques mots avant le concert, cela crée un échange, donc une complicité avec le public, il va être plus confiant et se laisser porter à écouter. Même s’il est difficile de comparer avec les époques antérieures, la musique s’étant énormément démocratisée, nous sommes dans une époque de musée, et on pense patrimoine avant de penser création. Or l’un n’empêche pas l’autre. Une des grosses erreurs que nous avons faites a été de parler d’abord de la construction des œuvres contemporaines, en « ouvrant le moteur »… Or ce n’est qu’une fois qu’on aime une pièce qu’on peut ouvrir le moteur, pour se rendre compte que c’est encore plus extraordinaire que ce que l’on imaginait. Même chez Bach, si on commence à décortiquer toutes les entrées des fugues…
Jonas Vitaud, qui prendra part à Passer au présent, le 9 août à 11h, avec un programme tout Dutilleux © Jean-Baptiste Millot
Les émotions d’une musique de création sont-elles différentes de celles d’une musique de patrimoine ?
Du fait qu’on entend toujours la même musique, on est habitué à entendre et recevoir de la musique la même chose. Il y a une idée reçue qui veut que la musique soit expressive et touchante. Elle peut l’être, mais si on va par là, quand on est devant un paysage de montagne, il n’est pas question d’expressivité et pourtant c’est fascinant. Il y a cinquante mille façons d’être touché artistiquement ! Et il n’y a aucune règle, personne ne peut dire comment cela va se passer : la musique qui va être écrite demain a toutes les chances de sortir du cadre qu’on a prévu. Il faut tout simplement accepter de découvrir quelque chose de nouveau. Prenons l’exemple de Xenakis : ce n’est pas une musique séduisante, mais ce n’est pas la plus difficile à faire partager. Il y a une barrière à faire tomber. C’était la même chose à l’époque du Sacre du printemps : personne ne pouvait envisager qu’une musique puisse être agressive et violente, primale. Une fois que l’on accepte ça, on savoure la masse sonore, les blocs, l’énergie qui s’en dégage. La musique peut être quelque chose qui déchire, qui vous atteint physiquement. On peut aussi la considérer comme une œuvre plastique, avec des anamorphoses permanentes, une musique qui vous « augmente ».
Philippe Schoeller © 3foisC
Pour ces trois journées Passer au présent, vous avez choisi cette année Henri Dutilleux et invité deux compositeurs autour de sa musique. Pourquoi ?
Dutilleux est l’un des compositeurs, avec Ligeti peut-être, les plus immédiatement appréciables par un public qui n’a pas l’habitude. Sa musique est d’une délicatesse, d’une finesse, d’une subtilité, d’une atmosphère indescriptibles. Je pense qu’il est difficile de ne pas être envoûté par son univers, issu évidemment d’une tradition française à la Debussy-Ravel, mais élargie. Il y a une sincérité dans sa musique, quelque chose du diamant, une orfèvrerie incroyablement précieuse, et, d’un autre côté, une inquiétude, des tensions expressives qui ne se délivrent pas complètement. Le compositeur ressemblait à sa musique, délicate, soignée, ouvragée, mais elle laisse aussi imaginer les tensions inexprimables de l’homme. Ce n’est pas le compositeur le plus défricheur, le plus aventureux, son langage n’a pas beaucoup regardé devant, mais curieusement, il a beaucoup été concerné par la création musicale, il a beaucoup accompagné de jeunes compositeurs.
Julian Aderson © John Batten
Deux sont invités dans ces journées. Julian Anderson est un compositeur anglais méconnu en France, à la musique extrêmement raffinée, très bien écrite. Il a été l’élève d’Alexander Goehr, le professeur de George Benjamin et Thomas Adès, et il a travaillé avec Tristan Murail et Henri Dutilleux. Philippe Schoeller, lui, je l’ai connu à l’Ensemble intercontemporain. C’est un compositeur inattendu qui se réfère à la fois aux sons bruités de Lachenmann, à la délicatesse de Dutilleux et au lyrisme de Rachmaninov ! Il conçoit la production artistique comme quelque chose d’essentiel, il a une conscience globale, cosmologique du monde, ses œuvres transmettent quelque chose qui nous dépasse. À La Roque d’Anthéron, nous allons créer Hymnus, une œuvre pour piano et ensemble à l’écriture très généreuse, spécialement conçue pour la conque acoustique du festival.
Propos recueillis par Didier Lamare le 16 juin 2023
Passer au présent : Philippe Schoeller, Julian Anderson, Henri Dutilleux / Festival de La Roque d’Anthéron les 7, 8 & 9 août 2023
Programme détaillé : www.festival-piano.com
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