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​ Trois questions à la claveciniste Lillian Gordis – De Berkeley à Haarlem

 
Elle a 30 ans, vient de Californie et réside en France. Son premier disque, Zones (1) – dont elle a rédigé elle-même le livret dans une langue française nette dans sa forme et vive dans son époque – était consacré à Scarlatti. Le deuxième, un double CD Bach, a été enregistré dans l’église de Haarlem aux Pays-Bas où Gustav Leonhardt, Pierre Hantaï et quelques autres du même calibre ont joué devant les micros. Il vient de recevoir un Diapason d’or et des louanges internationales. Rencontre autour de la question du son avec la claveciniste Lillian Gordis, qui a découvert Bach pendant l’enfance, dans une relation avec la lumière et l’eau au-dessus de la baie de San Francisco.

 
Que se passe-t-il quand vous entrez pour la première fois dans l’église hollandaise de Haarlem?
 
J’ai entendu la première fois le son de cette église sur un enregistrement quand j’avais 12 ou 13 ans. Et sans rien comprendre à l’aspect technologique d’un disque, je me suis dit : voilà le clavecin que je veux entendre, que j’ai toujours voulu entendre et que je n’avais à ce moment-là jamais encore entendu. Je l’ai retrouvé ensuite sur beaucoup de disques, et toujours en me posant la question : est-ce que c’est le disque, ou bien le lieu sonne-t-il réellement comme ça ? Il n’y a pas de concerts là-bas, on ne peut pas juger, et il existe très peu de photos. C’est une église mennonite néerlandaise qui a été construite au XVIIe siècle, à une époque où les mennonites n’avaient le droit de pratiquer leur foi qu’en secret : l’église est cachée au milieu d’autres bâtiments, quasiment inaccessible. Quand j’y suis enfin allée en novembre 2020, cela faisait un petit moment que cela rodait dans ma tête – et j’étais un peu inquiète … Je suis entrée, l’intérieur est très simple, des lignes épurées. C’était le soir, on allait commencer l’enregistrement le lendemain mais j’ai tout de suite ouvert le clavecin, pour savoir… Et c’était exactement le même son ! Il y a quelque chose dans la construction de cette église, dans la qualité du parquet très ancien, dans le fait que l’espace est quasiment vide, on peut vraiment mettre le clavecin au milieu et on obtient une espèce d’effet stéréo rare, très large.
 

© Anatole Diethardt

Le bonheur de l’enregistrement est de placer le micro à l’endroit idéal pour entendre le meilleur du clavecin, un clavecin qui n’existe pas vraiment …

 
L’auditeur a lui aussi l’impression en écoutant le disque qu’il est là, le son du clavecin qu’il a toujours voulu entendre…
 
On a quand même passé huit heures sur la balance ! En plus, je suis vraiment obsessionnelle sur l’accord de l’instrument. Bon … Je suis peut-être un peu obsessionnelle d’une manière générale, mais je ne supporte vraiment pas que cela sonne faux sur un disque – dans un concert on ne peut pas tout contrôler. On a profité au mieux du programme en modifiant le tempérament entre les « tonalités dièse » et les « tonalités bémol » pour avoir des tierces plus belles. Ce sont des choses tellement essentielles pour la qualité d’un enregistrement qu’on ne peut pas s’en passer. Après, je suis la moins bien placée pour entendre l’instrument, c’est toujours à trois, quatre ou cinq mètres qu’il sonne, et au-delà de dix mètres, c’est déjà perdu … C’est le problème des concerts de clavecin dans des salles qui ne sont pas adaptées. Le bonheur de l’enregistrement est de placer le micro à l’endroit idéal pour entendre le meilleur du clavecin, un clavecin qui n’existe pas vraiment … Je sais ce qu’il faut faire pour que le micro capte ce que je veux, et ce n’est pas forcément le même geste que devant un public. Vous entendez au disque quelque chose que j’imagine, que je projette, et dont je m’assure en cabine que cela fonctionne. D’ailleurs, une fois que l’auditeur a écouté un disque, cela facilite son écoute en concert : s’il est mal placé, il peut remplir les manques avec sa mémoire. Le clavecin est vraiment l’instrument dont on peut profiter le mieux au disque.
 

Moment de relaxation pendant l'enregistrement ... © Anatole Diethardt
 
Vous allez donner en novembre des concerts (2) avec le Jeune Orchestre Rameau de Bruno Procopio : qu’est-ce que cela change de ne plus jouer seule?
 
Plus jeune, j’ai joué sous la direction de Fabio Biondi, de Giuliano Carmignola, de Rinaldo Alessandrini, des concertos, des extraits d’opéra… Ce qui est extrêmement stimulant dans le travail d’orchestre, c’est de disparaître soi-même. On est moins sur le devant de la scène, on en profite pour être vraiment à l’écoute : on est là pour être efficace, pas pour prendre la place. Je m’intéresse beaucoup au travail en petit effectif, notamment dans notre duo avec Jérôme Hantaï à la viole de gambe. Le clavier joue en compagnie d’un archet qui a énormément d’inertie, puisqu’il est tenu « à l’envers » par rapport au violoncelle ou au violon. C’est l’opposé du clavecin qui lui part presque trop vite ! Ce travail d’équilibre entre les deux m’a énormément apporté, il modifie mon jeu et a aussi un effet sur le son. Quand nous jouons des mouvements lents ensemble, je suis obligée de trouver un moyen d’étendre le temps, de « remplir » le son parce qu’il n’y a pas le choix, l’archet ne peut pas aller plus vite. Cela me passionne de devoir trouver des solutions qui ont aussi des répercussions, à long terme, dans mon jeu en solo.
 
Propos recueillis par Didier Lamare
 

(1) Zones Domenico Scarlatti, Lillian Gordis. 1 CD Paraty (2019)

(2) Pièces de Rameau en concert avec le Jeune Orchestre Rameau sous la direction de Bruno Procopio :
Festival Ventoux, La Boiserie de Mazan (Vaucluse), le 6 novembre 2022 (18 h 30)
www.mazan.fr/agenda/la-boiserie-concert-symphonique-du-jor-dans-le-cadre-du-festival-ventoux-terre-des-arts.html
 — Opéra Grand-Avignon, le 8 novembre (20h.)
www.operagrandavignon.fr/jeune-orchestre-rameau-0
 
Bach Lillian Gordis : Partitas n° 1 et 4, Suites anglaises n° 3 et 5, Préludes et Fugues extraites du second livre du Clavier bien tempéré (2 CD Paraty). Clavecin du facteur Philippe Humeau (Barbaste, 1999) d’après des modèles allemands. Accord Florian Donati. Direction artistique Aline Blondiau.
 
lillian-gordis.com/
 
Photo © Anatole Diethardt

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