Journal

Trois questions à Laurence Equilbey – « On n’entre pas dans Le Messie sur la pointe des pieds… »

 

 
La directrice musicale d’Insula orchestra et d’accentus donne le fameux Messie de Haendel au Festival de Pâques d’Aix-en-Provence le 1er avril. Au sein d’une forte programmation qui comprend cette année l’oratorio La Résurrection du même Haendel sous la direction Marc Minkowski, la Passion selon saint Jean par La Cetra d’Andrea Marcon, la Messe en si mineur de Bach par Pygmalion et Raphaël Pichon, ainsi que la Missa solemnis de Beethoven avec Jérémie Rhorer et son Cercle de l’Harmonie.
 
 
Vous souvenez-vous de votre rencontre avec Le Messie de Haendel?
 
Oui, je me souviens très bien de la première fois. C’était en Allemagne, j’étais petite, 5 ans ou quelque chose comme ça, mes parents chantaient dans des chorales et ils travaillaient Le Messie. Après, j’ai pu l’écouter à Vienne durant mon travail avec Harnoncourt, mais je ne m’y suis frottée comme chef qu’une fois avant cette saison, en 2015 à Cardiff. Je l’avais assez peu écouté au disque auparavant. Les deux versions que je retiens sont celle d’Emmanuelle Haïm, et celle d’Harnoncourt évidemment. Après, il y a René Jacobs, William Christie, tant d’autres qui sont très bien aussi.
En revanche, j’avoue que les versions “modernes” me semblent rédhibitoires dans cette musique. Pas tant pour des questions de style, certaines sont bien “stylées”, mais parce que les balances ne sont pas bonnes, les continuos ne sonnent pas bien. L’effectif à l’époque de Haendel n’était pas gigantesque et, surtout, il était équilibré entre le chœur et l’orchestre. C’est cela que les interprétations historiquement informées essaient de rendre, même si dans les grandes salles on adapte un peu. J’ai huit premiers violons, mais seulement deux contrebasses. Il faut une trentaine de chanteurs parce que la partition est ardue. Les dessus doivent être assez fournis parce que ce sont eux qui souvent portent le chœur. Et cela permet des contrastes. Un peu comme dans la Passion selon saint Jean de Bach où j’aime bien différencier la matière des chœurs entre ceux qui font la foule, et ceux qui font les commentaires et les chorals.

 

Le chœur accentus © Julien Benhamou
 
 
Quelles différences justement établissez-vous entre Le Messie de Haendel et les Passions de Bach qui lui sont à peu près contemporaines?
 
D’abord et avant tout, avec Haendel, l’oratorio sacré quitte les églises et entre dans les théâtres ! On le lui a d’ailleurs beaucoup reproché. Du point de vue du texte, les Passions de Bach sont directement rattachées aux Évangiles. Tandis que le livret du Messie est librement adapté, l’œuvre se détache de la dimension narrative au profit d’une réflexion universelle. La première partie sur la naissance du Christ est aussi l’annonce de l’enlightenment, c’est-à-dire la paix, l’ouverture et “l’éclaircissement des pensées” : Haendel annonce pratiquement le siècle des Lumières. Ainsi de suite jusqu’à la fin, l’œuvre prend la forme d’un commentaire spirituel. Ensuite, musicalement, la variété des approches vocales, des chœurs, des airs touche immédiatement le public. Il faut se souvenir que Haendel avait écrit beaucoup d’opéras et qu’il connaissait parfaitement la voix.
Bach connaît évidemment très bien le chœur et la voix soliste, mais pas d’un point de vue opératique. Le contrepoint est moins poussé que chez Bach, les harmonies sont parfois très simples et Haendel travaille moins le drame. Le public apprécie d’ailleurs la joie de la partition. Le lien est direct avec la choralité anglicane et le choral luthérien, il y a quelques leçons apprises de l’opéra italien, un peu de style à la française dans l’ouverture. C’est vraiment une magnifique œuvre de synthèse européenne. L’œuvre parle tellement d’humanisme qu’il n’est peut-être pas impossible de faire un lien spirituel avec Beethoven…
 
 
Le succès public expliquerait-il les interprétations aux effectifs un peu délirants comme il y en a eu un siècle plus tard?
 
Je pense que les milliers d’instrumentistes et chanteurs réunis au Crystal Palace font partie d’une approche de festival, avec l’idée de faire des choses hors normes. Regardez comme au Japon on donne la Neuvième de Beethoven dans un stade avec 10 000 choristes ! C’est lié à une forme de festivité, d’autant que Le Messie a été créé à Dublin en 1742 dans un contexte de concert caritatif : cela lui a tout de suite conféré un rôle de mission. Certains numéros peuvent fonctionner avec des effectifs importants, d’autres pas du tout, comme les airs qui sont tellement subtils. J’ai choisi la partition Covent Garden de 1752. J’ai un peu regardé la version revue par Mozart, mais franchement, elle ne s’impose pas. Haendel “romantisé” n’est pas du tout à mon goût, l’œuvre perd toute son énergie vitale. Je pense d’ailleurs que c’est une des clés.
Quand je l’ai donnée à Washington, en décembre 2023, avec le National Symphony Orchestra, il y avait un chœur d’étudiants en musicologie de l’Université du Maryland. Ils étaient “à fond”, comme des chats sauvages, avec cette juvénilité, cet enthousiasme ! On a besoin de cette fraîcheur dans Haendel ! J’aime bien avoir l’impression d’un premier jaillissement. L’ouverture, par exemple, reste un sujet : le librettiste Charles Jennens trouvait qu’elle n’était pas tout à fait au niveau de l’œuvre. Or je pense qu’il faut théâtraliser cette ouverture, montrer le drame, ouvrir un grand livre où il y aura de la violence. On n’entre pas dans Le Messie sur la pointe des pieds …
 
Propos recueillis par Didier Lamare en février 2024
 

Haendel : Le Messie. Insula orchestra, accentus, dir. Laurence Equilbey, avec Sandrine Piau, soprano, Jakub Józef Orliński, contre-ténor, Stuart Jackson, ténor, Alex Rosen, basse.
Festival de Pâques, Grand Théâtre de Provence, lundi 1er avril 2024 (20h30) // 
festivalpaques.com/editions/edition-2024/haendel-le-messie

 
Photo @ jana jocif

> Voir les prochains concerts en PACA

Partager par emailImprimer

Derniers articles