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Une grande ambition pour Toulouse - Une interview de Tugan Sokhiev
En musique, tout est d’abord affaire de désir et de partage. L’enthousiasme était grand lors de l’arrivée de Tugan Sokhiev à la tête de l’Orchestre National de Toulouse. Il demeure intact tandis que s’achève la quatrième saison du jeune chef ossète dans la ville rose. Et que de chemin parcouru !
Le concert Stravinski que Sokhiev a dirigé à la Halle au Grains vendredi 13 mars offre une probante illustration de l’envie collective qui règne à l’Orchestre National du Capitole. Dans les Symphonies d’instruments à vent placées en début de programme, Sokhiev se refuse à toute sécheresse, tout geste inutilement tranchant. Impeccable de précision – chapeau aux souffleurs toulousains, rudement exposés dans cette difficultueuse composition ! -, l’interprétation privilégie poésie et lyrisme et fait figure de prélude au Sacre qui occupe la seconde partie de la soirée.
Vient la suite de Pulcinella que le chef, bien aidé par la tonicité du premier violon solo de Geneviève Laurenceau, emporte avec un enthousiasme, un lyrisme, un humour et un foisonnement de couleurs savoureux. Rien ici du côté pète-sec et urticant auquel le Stravinski néo-classique cède souvent - sous des baguettes moins inventives…
Mais le grand défi attend le chef et ses musiciens après l’entracte avec Le Sacre de Printemps. Ils vont se montrer à la hauteur de l’enjeu ! « Tableaux de la Russie païenne » : c’est bien de cela dont il est question dans une interprétation tenue et dense où le lyrisme, le mystère et les aspects plus violents de l’œuvre cohabitent dans une parfaite harmonie. Les Toulousains piaffent souvent d’impatience dans ce cheval de bataille symphonique. D’un geste aussi sobre qu’efficace et avec un contrôle parfait du mètre tellement irrégulier de l’ouvrage, Sokhiev mène souverainement le jeu et enflamme les timbres sans jamais rien concéder au clinquant.
Energie, ambition, motivation, challenge : les mots utilisés par Tugan Sokhiev lors de l’interview réalisée quelques heures avec le concert prennent tout leur sens… Et rende plus impatient encore de retrouver le jeune chef et ses musiciens à Paris, salle Pleyel, vendredi 20 mars, dans un programme Prokofiev, en compagnie du chœur Orféon Donostiarra et de la mezzo Larissa Diadkova.
A.C.
Quel bilan pouvez-vous déjà tirer de la période passée à la tête de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse ?
Tugan Sokhiev : Tout marche bien et continue à se développer ; l’orchestre a beaucoup de projets, de concerts en France comme à l’étranger, d’ambition. Cette motivation est ce qui me stimule le plus dans mon activité à Toulouse et c’est vraiment la clef du développement artistique d’une formation. En quatre ans beaucoup de choses ont changé, en bien je crois. L’orchestre a gagné en confiance, en maturité ; en rapidité dans le travail aussi. Nous arrivons à monter des œuvres très difficiles avec peu de répétitions. Cette énergie est un aspect très positif.
Depuis votre arrivée, l’orchestre joue plus de musique russe qu’auparavant. Constatez-vous une évolution de sa sonorité ?
T.S. : «Je pense que sa palette sonore s’est enrichie. A moment de mon arrivée, l’orchestre jouait évidemment déjà avec beaucoup de couleurs, mais des couleurs plutôt adaptées à la musique française. Ce soir nous donnons un programme Stravinski, un compositeur qui demande un son très particulier, cru, rythmique, un peu dur, très précis. Ce n’est pas le son russe, c’est le son de Stravinski et c’est une chose parfois un peu difficile à obtenir pour un orchestre français. Je pense que l’orchestre comprend maintenant le style de Stravinski, le caractère de sa musique qui réclame des choses précises, comme celle de Tchaïkovski, Rachmaninov, Schumann ou Brahms. Le son de l’orchestre est très souple et c’est un énorme avantage. Je l’apprécie d’autant plus que mes expériences avec d’autres formations m’ont montré qu’elles ne comprennent pas toujours immédiatement le caractère de son requis par telle ou telle musique.
Un recrutement d’une vingtaine de musiciens vient d’être lancé. Des départs à la retraite sont-ils prévus ?
T.S. : Ce n’est en pas la raison. Ce recrutement, étalé sur trois ans, a pour but de faciliter la réalisation de notre projet artistique en rendant plus confortable le partage du travail entre les concerts de la saison symphonique et la présence de l’orchestre dans la fosse de l’Opéra. Dans le contexte économique actuel, la décision de la ville est chose formidable. Le maire de Toulouse, Pierre Cohen, comprend la nécessité du soutien à la musique et son importance dans la vie culturelle toulousaine.
A propos d’opéra, quels sont vos projets dans le domaine lyrique ? Vous avez déjà eu l’occasion de diriger La Dame de Pique au Théâtre du Capitole la saison dernière et vous avez également conduit une version de concert d’Eugène Onéguine à la Halle aux Grains en février dernier.
T.S. : D’un point de vue personnel j’adore les opéras en concert avec mise en espace car rien ne viens déranger la musique. En février Onéguine s’est très bien passé. Nous l’avons donné avec beaucoup des chanteurs russes, mais il y avait aussi un Français, Leonard Pezzino, dans le rôle de Monsieur Triquet. Je ne peux pas pour l’instant vous parler des projets lyriques en cours, mais il y aura de choses à la fois dans le cadre de la saison de l’orchestre et dans celui de la programmation du Théâtre National du Capitole. Ce dernier sera d’ailleurs fermé pour travaux la saison prochaine et donnera ses spectacles à la Halle aux Grains, au TNT, au Casino, etc. ; ce qui augure d’une saison un peu « compliquée ».
L’action en direction du jeune public faisait partie de vos priorités lors de votre arrivée à Toulouse, où en êtes-vous dans ce domaine à présent ?
T.S. : Tout marche extrêmement bien sur ce plan. Karol Beffa, notre compositeur en résidence, présente aux jeunes auditeurs les répétitions générales auxquelles ils sont fréquemment conviés. Du piano, Karol explique les œuvres à 200, parfois 300 enfants, qui nous écoutent ensuite avec beaucoup d’attention. Spécialement conçus pour les enfants et les familles, les concerts du dimanche matin ou après-midi remportent un franc succès également. Récemment, nous avons donné Pierre et le Loup avec Michel Blanc en récitant et une extraordinaire alchimie s’est produite entre le plateau et de jeunes auditeurs très attentifs à ce qui leur était offert.
Chaque saison nous avons également quelques concerts dédiés aux étudiants. La salle est toujours pleine et je suis frappé par la concentration et le silence avec lesquels ils nous écoutent.
Qu’en est-il du rayonnement international de l’orchestre ?
T.S. : Notre dernière grande tournée s’est déroulée en Europe dans le cadre de la présidence française de l’UE : Paris, Bruxelles, Varsovie, Berlin, Vienne, mais aussi Belgrade, étape dont je garde un souvenir particulier. Un grand nombre d’ambassadeurs étaient présents, la salle n’était pas très grande, mais un extraordinaire appétit de musique s’exprimait dans ce pays qui a traversé les épreuves que l’on sait. Nous avons reçu un accueil incroyable, digne d’un groupe de rock !
Je pense qu’il est très stimulant pour les musiciens de faire connaître l’orchestre à l’étranger. J’ai une grande ambition pour l’Orchestre National du Capitole : mon rêve est de le placer à un niveau international. C’est un vrai challenge mais je pense que c’est possible. Les tournées à l’étranger sont l’une des clefs pour y parvenir.
En juin prochain, vous allez amener l’orchestre à se produire pour la première fois à Moscou. Que représente pour vous le fait de vous rendre avec l’ONCT dans le pays où vous avez grandi musicalement ?
T.S. : Moscou n’était pas ma ville puisque j’ai étudié à Saint-Pétersbourg, mais ce voyage présente toutefois une forte dimension symbolique. Nous nous produirons dans le cadre du 4ème Festival des Grands Orchestres Internationaux dédié au grand répertoire symphonique (exceptés les concertos). L’an passé des formations et des chefs tels que l’Orchestre National de France et Muti, l’Orchestre de Santa Cecilia et Pappano, la Staatskapelle de Dresde, etc. y ont joué. En général chaque orchestre ne donne qu’un concert. Nous aurons cette année le privilège d’ouvrir le festival avec un programme entièrement russe (Chostakovitch, Stravinski, Rachmaninov) mais également celui de le refermer avec un programme français (Le Prélude à l’après-midi d’un faune et La Mer de Debussy, la Fantastique de Berlioz). Deux programmes très différents qui préluderont à 2010, année franco-russe.
L’Asie vous attend par ailleurs la saison prochaine…
T.S. : En effet, en novembre nous entreprendrons une grande tournée qui nous mènera au Japon, en Chine et à Taïwan
Paris vous retrouve avec vos musiciens toulousains vendredi 20 mars à Pleyel dans un programme Prokofiev. Un compositeur qui vous est cher et figurait déjà dans le tout premier concert de votre carrière avec l’Orchestre National du Capitole…
T.S. : J’adore Prokofiev ! Son lyrisme très particulier, son côté sarcastique, son rythme aussi. De ce point de vue Prokofiev est pour moi aussi important que Stravinski. Quelquefois c’est son rythme qui parle et pas la mélodie ou l’harmonie. Je crois que cette suite de Roméo et Juliette que nous allons jouer convient bien à l’orchestre. Quant à Alexandre Nevski, j’aurai la joie d’y retrouver le chœur Orféon Donostiarra : un ensemble de toute première qualité, composé de chanteurs amateurs, mais supérieur de mon point de vue à bien des chœurs professionnels. J’en suis déjà à sept ou huit collaborations avec lui, mais sa relation avec l’orchestre est très ancienne et il a beaucoup travaillé avec Michel Plasson autrefois. Je suis heureux de me produire à Paris en compagnie de ces choristes et celle de l’extraordinaire mezzo-soprano russe Larissa Diadkova.
Une création mondiale de Karol Beffa vous attend en fin de saison à Toulouse (les 27 et 28 mai). Dans quelles circonstances ce projet de concerto pour piano est-il né ?
T.S. : Boris Berezovsky, qui en sera le créateur, avait eu l’occasion d’entendre la pièce Paradis artificiels de Karol Beffa lors d’un concert où il était le soliste de la Rhapsodie sur un thème de Paganini. Séduit par la musique de Karol, Boris m’a demandé s’il serait possible de lui commander un concerto pour piano. Tout a commencé ainsi. Beaucoup de grands solistes se contentent de jouer le répertoire, mais Boris est quelqu’un d’incroyable, d’une grande ouverture d’esprit, et on en trouve là une belle preuve.
Le concerto est encore en cours d’élaboration, mais je suis impatient et fier d’effectuer cette création car la musique de Karol n’a rien d’intellectuel ou mathématique mais parle au public. Je suis curieux de voir ce que va donner la rencontre entre ce concerto et le pianiste qu’est Boris Berezovsky.
Qu’en est-il enfin de vos activités en dehors de Toulouse ?
T.S. : Mon principal centre d’activité est Toulouse où je passe une quinzaine de semaines par an, ce à quoi s’ajoutent les tournées avec l’orchestre. A l’étranger, je continue à travailler avec des orchestres que j’adore comme par exemple le Philharmonia de Londres – avec lequel j’ai noué des liens dès 2001-, le Concertgebouw d’Amsterdam, l’Orchestre de la Scala ou, en France, l’Orchestre National, mais j’ai réduit le nombre de ces collaborations ponctuelles pour me concentrer sur Toulouse.
Et en Russie ?
T.S. : Je dirige régulièrement des opéras et des concerts au Théâtre Mariinsky. C’est un peu ma maison et j’y suis très attaché.
Propos recueillis par Alain Cochard, le vendredi 13 mars 2009
Orchestre Nat. du Capitole de Toulouse, dir. Tugan Sokhiev. Orféon Donostiarra / Larissa Diadkova (mezzo). Vendredi 20 mars - 20h. Salle Pleyel.
> Programme détaillé de la Salle Pleyel
> Voir une vidéo de Tugan Sokhiev en répétition avec l'Orchestre National du Capitole de Toulouse :
Photo : DR
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