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Une interview d’Aurélien Bory, metteur en scène – « Le destin d’Orphée n’est pas de ramener Eurydice mais de chanter sa perte »
Vous avez déjà mis en scène Le Château de Barbe-Bleue de Bartók et Le Prisonnier de Dallapiccola en 2015 à Toulouse. Orphée et Eurydice de Gluck vous occupe à présent : quel changement de répertoire !
Aurélien BORY : Il y a un point commun tout même entre mes premières mises en scène lyriques et cette nouvelle production. J’ai connu le Château de Barbe Bleue par la mise en scène de Pina Bausch. Il se trouve que Pina Bausch a aussi travaillé sur Orphée et Eurydice en 1975, un spectacle qui a été repris à l’Opéra de Paris. C’est un premier contact personnel avec l’œuvre. Ensuite, très concrètement, Olivier Mantei (directeur de l’Opéra-Comique) et Raphaël Pichon (directeur musical de l’ensemble Pygmalion) avaient le désir de monter cette œuvre-là précisément et cherchaient un metteur en scène avec lequel collaborer.
La rencontre avec Raphaël Pichon a très bien fonctionné : il a des idées, une vision ; c’est une formidable collaboration. L’opéra est toujours une forme de tandem. Tout repose sur des rencontres : ici, rencontre avec le Comique car c’est la première fois que je travaille à la salle Favart, rencontre avec Raphaël Pichon et sa vision, rencontre avec l’œuvre. J’ajoute que, finalement, tant qu’on n’a pas fait l’expérience de l’œuvre, on ne la connaît pas.
Quelle a été votre première source d’inspiration pour concevoir votre mise en scène ?
A.B. : Je me suis d’abord penché sur le mythe d’Orphée. Le point de départ, ce qui fonde le mythe, c’est qu’Orphée se retourne. Tout le reste est finalement assez périphérique. J’aborde le théâtre comme un art de l’espace : si Orphée se retourne, c’est toute la scène qui se retourne, l’espace entier doit se retourner ; le regard d’Orphée renverse les choses. Si l’espace se renverse, il me faut utiliser un dispositif optique. J’ai imaginé un grand cadre, un Pepper’s ghost, dans lequel on tend une surface réfléchissante qui a les propriétés du verre et permet de projeter et de refléter le sol ; l’idée ici étant d’inverser les dimensions, les horizontales deviennent des verticales – on assiste à une rotation perpendiculaire.
Par ailleurs, j’ai souhaité utiliser une représentation d’Orphée et Eurydice aux enfers peinte par Jean-Baptiste Corot. Cette scène dans laquelle Orphée ramène Eurydice se situe juste quelques instants avant le retournement. Corot a peint le mythe mais aussi l’opéra de Gluck. Cette toile date de 1861 et l’on sait que Corot a vu Orphée et Eurydice dans la version de Berlioz. Je reconnais dans le tableau des éléments de l’œuvre de Gluck : les ombres heureuses, par exemple, si présentes, indiquent la présence forte du chœur.
Venons en au chœur justement. Son rôle est primordial ; comment l’abordez-vous ?
A.B. : Orphée et Eurydice est à mon sens une œuvre chorale. Le chœur constitue une voix déterminante qui soutient l’édifice. La partie chorale est magnifique. Et là, en plus, j’ai la chance que ce soit Pygmalion que dirige Raphaël Pichon, un très grand musicien. J’ai pris le parti d’introduire des danseurs dans le chœur. Le chœur est une masse qui chante. Danseurs et circassiens se mêlent à lui ; ils en sont le prolongement en quelque sorte. C’est également une œuvre chorale parce qu’elle est multiple et ouverte. Elle a plusieurs fois été remise sur le métier. Il existe plusieurs versions de Gluck, puis celle de Berlioz, sans compter qu’on modifiait sans cesse… Je suis certain que c’est cette qualité d’œuvre ouverte qui fait qu’autant d’artistes s’en sont emparé… jusqu’à Pina Bausch. L’œuvre est ouverte ; le mythe est ouvert.
Quelle est votre interprétation du mythe d’Orphée ? J’ajoute, si cela avait une influence, dans cette version de Berlioz où le rôle est tenu par une femme.
A.B. : J’ai eu l’occasion de travailler autour de l’opéra chinois. Les rôles de femme étaient joués par des hommes qui chantaient en voix de tête. Les femmes ont ensuite imité des hommes qui imitaient des femmes… Une femme, un homme, au théâtre, ce n’est pas un sujet. Ça appartient au théâtre. Pour Berlioz, clairement, c’était l’opportunité de la Viardot (Pauline Viardot, 1821-1910 ndlr). Dans la représentation, Orphée est bien un homme, Eurydice une femme et Amour n’a pas de sexe. J’ai fait du personnage Amour une sorte d’éternel féminin, mais il n’y a pas de ma part d’analyse d’Orphée sur le plan du genre, pas du tout ! En revanche, notamment au travers des costumes (signés Manuela Agnesini ndlr), nous avons travaillé sur l’aspect gémellaire d’Orphée et Eurydice. Dans le Banquet de Platon, Aristophane évoque ces êtres sphériques coupés en deux – on parle familièrement de « sa moitié ». C’est la grandeur de l’amour, la force de l’amour. Il y a une amputation d’Orphée sans Eurydice.
Si l’amour est si fort, pourquoi donc Orphée se retourne-t-il ?
A.B. : L’amour est fort, mais l’amour est faible aussi. Orphée se retourne. C’est toute l’ambiguïté passionnante du mythe. L’amour est fort, c’est ce qui permet à Orphée d’atteindre le monde des morts et de séduire les Dieux grâce à son chant. L’amour est faible aussi ; c’est pour cela qu’il se retourne. C’est aussi pour cela que j’ai voulu utiliser cette structure en miroir qui apparaît avec le dispositif optique du Pepper’s ghost. Il est bien sûr question de la séparation entre le monde des morts et celui des vivants. Le monde des morts est bel et bien le reflet du monde des vivants, comme une image, c’est-à-dire sans toute la matérialité du corps, dans toute sa désincarnation ; toutes les lois physiques sont absentes. Telle est ma manière de représenter l’irreprésentable ; une idée littérale de l’au-delà qui va permettre au dispositif lui-même de se retourner pour la scène des Champs-Elysées.
Toute une série de toiles de fond vont apparaître pour laisser entrevoir, à travers certains grossissements de la toile de Corot, l’impressionnisme naissant. L’œuvre de Gluck se situe dans une période de transition ; l’œuvre de Berlioz est aussi une œuvre de transition. J’ai ainsi cherché dans la toile de Corot : en zoomant dans les arbres, on décèle le mouvement impressionniste. La toile de fond et son reflet vont créer une sorte de « duorama ». Il y a véritablement une concordance des temps dans le dispositif. Le brevet du Peppers’s ghost est contemporain de l’œuvre de Berlioz et de la toile de Corot. Je choisis de révéler ce dispositif pour en faire l’expérience et de retrouver aujourd’hui ces procédés tout en les interrogeant. Le XIXe siècle est aussi un siècle de la physique. Là encore, cela m’intéressait de m’y pencher, comme je le fais toujours dans mes spectacles. Quelle est la physique d’Orphée et Eurydice ?
Il y a une « physicalité » du chant déjà ?
A.B. : Oui, j’avais envie de travailler les corps. J’ai introduit danseurs et circassiens qui se mêlent au chœur et qui sont le même personnage que le chœur. Marianne Crebassa et Lea Desandre en avaient le désir aussi… Les artistes avec lesquels je suis le plus à l’aise sont les artistes physiques. Avec le chant, il faut que le corps soit à l’œuvre par définition, c’est l’instrument. Je suis attentif aussi aux choses involontaires. Je ne commande pas une expressivité extérieure ; il faut que ce soit le chant qui guide ce merveilleux mouvement intérieur. J’aime voir comment le chant arrive à diriger les choses, à guider le mouvement. C’est cette physicalité du chant qui nous fascine et qu’on a envie de voir.
Le théâtre est un art de l’espace. La musique, un art du temps. Est-ce que cela rend plus difficile la mise en scène d’opéra ?
A.B. : Quand on travaille avec l’opéra, on travaille avec l’existant : la partition est donnée. Dans notre cas, Raphaël s’en est emparé, a beaucoup travaillé, avant que cela ne devienne un projet. Si je suis allé chercher les procédés techniques du XIXe siècle ou la toile de Corot, c’est grâce à ce qui existait déjà. La chose est la même concernant la temporalité : elle est donnée, elle est offerte. Plus besoin de la créer, c’est merveilleux ! Il ne faut pas la subir, l’illustrer, l’appuyer. Non, il s’agit de mettre en place un dispositif, un élan global qui parfois heureusement crée des combinaisons extraordinaires ; tous ces contrastes qui émergent, renforcent, ou mieux, donnent l’œuvre. La scène est un instrument extrêmement précis. Quel espace pour le vide, pour la concentration, pour l’obscurité, pour la lumière ? Nos sens s’aiguisent, s’ouvrent ; la musique peut alors troubler davantage, pénétrer notre âme.
A la fin, dans l’œuvre de Gluck, vient le moment du Triomphe de l’Amour. Dans votre interprétation, faites-vous aussi triompher l’amour ?
A.B. : Le livret s’éloigne en partie du mythe à l’acte IV. C’est la fin de l’amour. Orphée et Eurydice sont dans les malentendus. Une dispute éclate entre les deux protagonistes… Dans le mythe, le musicien Orphée est trahi par son oreille, il n’entend plus Eurydice et c’est pour cela qu’il se retourne. Nous avons donc fait le choix de ne pas faire le Triomphe de l’Amour. Sinon, pourquoi monter Orphée et Eurydice ?
Ce qui est très beau, c’est ce début qui commence par la fin : la mort d’Eurydice. Le destin d’Orphée n’est pas de ramener Eurydice mais de chanter sa perte. L’art a trait à la perte, à la mort. On est dans cette forme de survivance. La raison de l’art est une réponse à la perte. Chez Gluck, il y a ce cycle ; une histoire sans fin, une œuvre ouverte. Orphée est un mythe ouvert et c’est pour cela qu’il reste inspirant. Tout n’est pas dit.
Propos recueillis par Gaëlle Le Dantec, le 12 septembre 2018
(2) www.concertclassic.com/article/compte-rendu-danse-avec-le-robot-sans-objet-daurelien-bory
Orphée et Eurydice de Gluck
Les 12 ; 14, 16, 18, 20, 22 & 24 octobre 2018
Paris – Opéra-Comique
www.concertclassic.com/concert/orphee-eurydice
Photo © Stefan Brion
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