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Une interview de Benjamin Alard, claveciniste et organiste – De Bach à Falla – et à Landowska ...
Depuis 2018, Benjamin Alard s’attelle à une entreprise démesurée pour harmonia mundi : l’intégrale de l’œuvre pour clavier de Jean-Sébastien Bach. Orgue, clavecin, clavicorde ; tous ces instruments sont mis à contribution en fonction des ouvrages abordés. Le 9e volume est sorti il y a peu. En parallèle – et plus inattendu – l’artiste prend part à un enregistrement consacré à Manuel de Falla. Aux côtés du Mahler Chamber Orchestra, dirigé par Pablo Heras-Casado, Benjamin Alard interprète deux œuvres étroitement associées à Wanda Landowska, les Tréteaux de maître Pierre, et le Concerto pour clavecin, un ouvrage qui lui est dédié et qu’elle créa en 1926 à Barcelone. Programme que complète la Suite de Pulcinella d'Igor Stravinsky.
Un entretien à découvrir, tandis que l’on peut retrouver Benjamin Alard en concert le 7 avril à Rouen, les 21 et 23 en Suisse (Saint-Ursanne et Rheinfelden), le 28 à Madrid, le 18 mai à Provins et le 25 à Paris.
Aviez-vous envisagé que cette intégrale Bach deviendrait aussi considérable lorsque vous l’avez mise en chantier ?
Je ne me rendais pas véritablement compte au départ, du travail que cela allait susciter. Mais je suis très heureux d’avoir entrepris ce projet. Et puis l’arrivée de certains musiciens, pour interpréter de la musique de chambre, ou de la musique avec voix, a enrichi le parcours.
Parallèlement au volume 9 de votre intégrale, sort un enregistrement consacré à Manuel de Falla, dans lequel vous interprétez deux œuvres liées à la claveciniste Wanda Landowska ...
Ces partitions ont été suscitées par la rencontre de Wanda Landowska et de Manuel de Falla, à Grenade, dans les années 20. Elle avait donné un concert à l’Alhambra, et Falla avait été charmé par le son du clavecin qu’elle avait apporté de France. Elle avait l’habitude de voyager avec son instrument ; ce fameux clavecin Pleyel. Falla a alors composé ce concerto, pour clavecin et cinq instruments ; une sorte de concert de chambre donc. L’œuvre a mis beaucoup de temps à éclore. Wanda Landowska était très inquiète ; elle n’a eu la partition achevée, en mains propres, que quelques heures avant la création, en novembre 1926.
« Je me suis rendu compte que les clavecins Pleyel n’étaient pas de vieux objets relégués dans les greniers ; jouer ce clavecin devenait pour moi une façon de rendre hommage à Wanda Landowska. »
Quand vous avez débuté les instruments à clavier, les grands maîtres étaient Gustav Leonhardt, et quelques autres ... Que représentait alors pour vous Wanda Landowska ?
La première fois que je l’ai entendue au disque, je n’avais pas tous les éléments pour la comprendre. Le son de son instrument me paraissait assez ingrat. J’étais plus proche de Leonhardt, ou d’autres. Mais je me suis intéressé au personnage, et à sa place dans la musique ancienne ; j’ai pris conscience de l’envergure de cette interprète. Une très grande musicienne, qui me touche particulièrement. La connaissance du clavecin qu’elle jouait m’a beaucoup apporté. Un instrument créé pour elle par la maison Pleyel, et qui fut celui de la création du Concerto de Falla, et du Concert champêtre de Poulenc (en 1929).
Mais quand j’étais jeune, je n’ai pas eu l’occasion d’approcher un tel instrument dans de bonnes conditions. Ceux que j’avais vus étaient en mauvais état. Quand il s’est agi d’enregistrer ce disque Falla, j’ai eu la chance d’être accueilli à Grenade, à la Fondation Manuel de Falla. Ils possèdent un clavecin Pleyel, ayant appartenu à Rafael Puyana (1931-2013) – le dernier élève de Wanda Landowska. Il a été légué à la Fondation dans les années 90. Ce clavecin est très bien entretenu ; il vit, il est joué régulièrement. Je me suis alors rendu compte que les clavecins Pleyel n’étaient pas de vieux objets relégués dans les greniers ; jouer ce clavecin devenait pour moi une façon de rendre hommage à Wanda Landowska.
« L’absence de Wanda Landowska des scènes européennes a été très préjudiciable à la musique ancienne française d’après-guerre. Elle aurait pu jouer un rôle important. »
Wanda Landowska (1879-1959)
Wanda Landowska, en raison de ses origines juives, a quitté la France sous l’occupation et a pu se réfugier aux Etats-Unis, mais sa collection phénoménale a été totalement spoliée ...
Tout cela a été très documenté. Elle possédait un piano ayant appartenu à Chopin, des orgues, des clavecins. Ils étaient dans sa maison de Saint-Leu-la-Forêt, où elle enseignait et où elle jouait. Une partie des instruments a pu être retrouvée, mais Wanda Landowska n’est jamais revenue en Europe après la libération. Elle a fait une très belle carrière aux Etats-Unis, mais son absence des scènes européennes a été très préjudiciable à la musique ancienne française d’après-guerre. Elle aurait pu jouer un rôle important.
Que représente pour vous, qu’on associe d’abord au répertoire baroque, la musique de Manuel de Falla ?
On observe un lien très fort de la musique de Falla avec la musique de la Renaissance, avec le chant populaire. Dans son Concerto, en particulier, dans les Tréteaux de maître Pierre, et dans nombre de ses œuvres, il y a des références à la chanson andalouse. Beaucoup de chansons sont citées. Une référence à l’art de faire danser, à l’art de faire chanter. Falla utilise des thèmes anciens. C’est très touchant chez lui. Il est très mystique, très catholique. Dans le deuxième mouvement du Concerto, il cite une hymne arabo-andalouse de manière très émouvante. Francis Poulenc l’a d’ailleurs évoqué dans un de ses écrits.
Pablo Heras-Casado © Javier Salas
On est loin, dans sa musique, d’une Espagne de carte postale ...
Bien sûr, il s’agit d’une Espagne âpre. La musique de Falla peut revêtir un aspect très austère.
Vous êtes particulièrement bien entouré pour cet enregistrement. Qu’a représenté pour vous cette incursion dans la musique du XXe siècle ?
Le Mahler Chamber Orchestra est un orchestre magnifique, et j’ai eu la grande chance de travailler avec Pablo Heras-Casado ! Il a été guitariste, a fait beaucoup de musique ancienne. Cet univers musical était complètement nouveau pour moi. Cet enregistrement m’a permis de sortir de mon univers « habituel », d’une zone qu’on pourrait caricaturalement dire « de confort », et de jouer avec des musiciens différents de ceux avec lesquels je travaille d’ordinaire. Une prise de risque passionnante !
Quand on écoute le disque, l’équilibre est parfait entre le clavecin et les autres instruments, mais est-ce dû au travail de l’ingénieur du son, ou trouvez-vous également cet équilibre au concert ?
Oui, parce que cette musique a été parfaitement écrite en ce sens. Pour des lieux pas très grands, comme le salon de Winnaretta Singer Polignac, chez laquelle la première française des Tréteaux de maître Pierre et celle du Concerto ont eu lieu. Il ne faut pas jouer ces œuvres dans de grandes salles de concerts, mais dans des lieux adaptés à la musique de chambre. Et rappelons que dans le Concerto, le clavecin n’est entouré que de cinq instruments.
"Il m’arrive même, parfois, de choisir l’instrument qui me paraît le plus adapté au répertoire durant l’enregistrement."
Revenons à votre intégrale Bach. Le 9e volume, sorti il y a peu, est consacré aux années 1717-1723 et s’intitule «les années heureuses ». Ce titre reflète-t-il exactement la situation du compositeur à cette époque ?
Ces années, qui succèdent à la mort de la première femme de Bach, sont des années de consolation. Il est, après son « séjour » à Weimar, installé à la cour de Köthen, compose beaucoup de musique de chambre, de concertos. Du reste, ce volume propose une cantate de chambre, « Amore traditore » (BWV 203), que j’ai la chance d’interpréter avec Marc Mauillon. Il comprend aussi le 5e Concerto brandebourgeois, composé sans doute pendant un voyage à Berlin en 1719. Pour cet enregistrement, j’ai choisi le clavecin à trois claviers construit par Hieronymus Albrecht Haas (1689-1752), à Hambourg en 1740. Pour le concerto, nous avons fait le choix d’un seul instrument par partie. Un choix chambriste.
Pour chaque volume, j’ai voulu créer un univers sonore particulier. Je pense qu’il y aura dix-sept volumes en tout. Au passage, je salue Harmonia Mundi, qui m’accompagne dans ce projet au long cours, et me laisse le choix les instruments au gré du répertoire. Il m’arrive même, parfois, de choisir l’instrument qui me paraît le plus adapté au répertoire, durant l’enregistrement.
Pour en revenir au 5e Concerto brandebourgeois, d’où vient selon vous que cette œuvre nous procure une telle joie à l’écoute ? On se rappelle à ce propos Yves Montand, dans le film de Claude Sautet, « César et Rosalie », fredonnant le premier mouvement pour éblouir Romy Schneider.
J’étais récemment au Québec, et j’ai joué ce concerto. Un de mes amis, après la première répétition, m’a dit : « cette musique est royale ». La tonalité de ré majeur est royale en effet, et procure beaucoup de joie, de plénitude. Et la cadence virtuose pour le clavecin est unique. C’est une expérience curieuse à vivre. Le claveciniste se retrouve seul et n'est rejoint par les autres musiciens qu’à la fin du premier mouvement. C’est très prenant.
© Javier Salas
"La musique de Bach est toujours marquante. Ce n’est pas seulement son génie, c’est également son travail. L’approfondissement constant de son travail."
Et la Fantaisie chromatique et fugue en ré mineur qui ouvre ce 9e volume ?
Je voulais absolument faire débuter ce volume par cette pièce, cet immense chef-d’œuvre. Le volume précédent était beaucoup plus intime. En relation avec la mort de Maria Barbara (1684-1720), la première femme du compositeur, j’ai voulu interpréter cette œuvre. C’est pour moi une pièce presque pré-romantique, qui semble comme improvisée.
Au risque de tomber dans un cliché, qu’est-ce qui fait selon vous, que Bach est génial dans tout ce qu’il compose, et qui en fait un compositeur unique ?
Je pense que ce qui me touche beaucoup chez lui, est le fait que tout le monde peut se l’approprier. C’est une musique qui nous parle. Elle est admirablement construite. À chaque fois qu’on interprète une de ses pièces, on perçoit toujours quelque chose de nouveau. Comme quand on approfondit la vision d’un chef-d’œuvre de la peinture. Sa musique est toujours marquante. Ce n’est pas seulement son génie, c’est également son travail. L’approfondissement constant de son travail.
Dans cet volume, vous interprétez trois Suites anglaises, les 3e, 5e et 6e. Vous aviez déjà enregistré les trois autres. Elles sont digitalement souvent plus difficiles à interpréter que les Suites françaises. Sait-on pourquoi ?
Je ne suis pas absolument certain qu’elles soient nécessairement plus difficiles à interpréter. Mais elles sont souvent plus développées. Elles ont un caractère plus orchestral, plus grandiose. Les préludes sont très imposants. La 6e est assez redoutable à jouer. Les Suites françaises sont plus intimes.
Pour terminer, je vous précise qu’après Köthen, le prochain volume nous mènera à Leipzig, après la rencontre de Bach avec sa deuxième femme, Anna Magdalena.
Propos recueillis par Frédéric Hutman, le 11 mars 2024
Agenda des concerts de Benjamin Alard : www.benjaminalard.net/concerts/
Photo Benjamin Alard © Javier Salas
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