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Une interview de Bruce Brubaker, pianiste – « Une musique qui autorise plusieurs degrés d’attention et d’inattention est très excitante »
Le pianiste, professeur et auteur américain Bruce Brubaker est principalement connu en France comme interprète des compositeurs minimalistes et post-modernes : Terry Riley, Meredith Monk, Nico Muhly… et surtout Philip Glass. Les 7 et 8 octobre, il donne deux concerts (1) à Paris, à l’amphithéâtre de la Cité de la musique, consacrés à la musique de Brian Eno – et notamment Music for Airports (2) – avant la parution le 10 novembre de l’album Eno Piano (3). Entretien avec un musicien qui est également un penseur de l’expérience musicale.
Quelle a été votre porte d’entrée dans l’univers ambient de Brian Eno ? Qu’avez-vous envie d’y faire entendre ?
Il existe une connexion forte entre la musique de Brian Eno des années soixante-dix et quatre-vingt et ce que nous appelons généralement le « minimalisme ». L’influence particulière de Philip Glass sur Brian Eno et, en retour, celle d’Eno sur Glass raconte une histoire intéressante. Philip était en Angleterre, Eno assistait à un concert du Philip Glass Ensemble, et par extraordinaire, David Bowie était avec lui dans la salle. C’est vers ce moment-là qu’est née ce que nous appelons aujourd’hui la musique « ambient ». Je ne suis pas certain qu’Eno était conscient d’un lien avec la musique minimaliste, mais Philip Glass a plus tard commencé à écrire son cycle de symphonies fondé sur la Trilogie berlinoise (4), qui réunit les pièces les plus importantes du travail que Bowie et Eno ont accompli ensemble.
Au-delà de cette connexion historique, il y a la musique elle-même, qui se concentre sur les plus petits événements sonores et s’éloigne résolument de toute idée de narration. Cette musique ne voyage pas vraiment à travers le temps, elle n’arrive pas à destination : elle est. Cet art de l’instant est une manière d’expérimenter le temps que je trouve très attirante pour nous, aujourd’hui. C’est l’une des raisons pour lesquelles le public est envoûté par une musique qui ne respecte pas l’écoulement normal du temps. Cela sonne presque comme quelque chose de bouddhiste : il n’y a plus vraiment de passé, il n’y a pas vraiment de futur, nous sommes simplement ici, maintenant.
Une musique entendue comme un paysage ?
Oui, c’est lié à ce que nous appelons, depuis 25 ou 30 ans, sound art, un « art sonore » qui n’est pas exactement la même chose que la musique. La plupart des outils traditionnels de la musique proviennent du langage, de l’expression verbale, nous sommes accoutumés aux musiques constituées d’expressions, de phrases, de toutes ces similarités linguistiques qui suggèrent que la musique est une narration, qu’elle suit le développement d’une idée. Mais dans la plupart des sound arts, le son est un matériau qui peut être travaillé, sculpté comme un artiste travaillerait de l’argile. Les premières pièces ambient d’Eno s’intègrent à ce mouvement, le son est manipulé physiquement dans le studio. Au début de Music for Airports, il s’est emparé d’improvisations, il a coupé dedans au rasoir, il les a réarrangées, Eno à ce moment-là est un sculpteur ! Il fait du son un objet et il utilise cet objet d’une manière différente de ce qui se passe, par exemple, avec la musique de Beethoven ou de Brahms, où le pouvoir du compositeur est si manifeste que l’expérience de l’auditeur est plus passive.
Vous accordez beaucoup d’importance à la production du son dans chacun de vos projets : quel est ce dispositif qui transforme dans celui-ci « l’instrument de musique en studio », pour reprendre votre expression ?
Les « archets électro-magnétiques » utilisés dans l’enregistrement et sur scène sont assez différents des EBows des guitaristes électriques, même si tout a commencé par l’écoute d’un pianiste de jazz qui en avait bricolé un pour son piano. Cela produisait des notes infinies, des bourdons sur lesquels il improvisait. Quand j’en ai parlé à Alexandre Cazac, le directeur exécutif du label InFiné avec qui j’ai mené plusieurs projets, il m’a présenté Florent Colautti (5) qui travaille en France sur des appareils de ce genre, utilisables à l’intérieur d’un piano. Les EBows de Florent ne touchent pas la corde, ils peuvent être déclenchés pour faire vibrer celle-ci à des fréquences très précises, on peut obtenir des harmoniques, voire des battements rythmiques. Cela nous autorise une multitude d’événements sonores et beaucoup d’ambiguïté harmonique, c’est fascinant, d’autant que l’on peut injecter des sons pré-enregistrés et que cela se combine aux sons acoustiques naturels du piano. On obtient ainsi un son étrange, mais qui est toujours du piano. J’aime beaucoup l’idée que le matériau de Eno Piano est fait de sons acoustiques qui ne sont pas produits de manière acoustique mais par l’électronique …
Un peu comme une manière de prolonger au XXIe siècle le piano préparé de John Cage ?
Si vous voulez, mais sans physiquement toucher la corde : c’est un piano préparé virtuel ! Je crois que beaucoup de musiciens ont rêvé d’obtenir des résonances extrêmement longues sur le piano, et ce n’était pas techniquement possible. Eno n’aurait pas pu réaliser cela dans les années soixante-dix, et nous n’aurions sans doute pas pu le faire il y a encore dix ans. Aujourd’hui, c’est possible, surtout parce que mon ingénieur Martin Antiphon rend les choses faciles ! D’une certaine manière, si l’on pense au temps long de la musique européenne, on pourrait dire que le piano est, dès l’origine, un précurseur du synthétiseur. Il permet à une seule personne, assise à un clavier, d’avoir accès à tout un dispositif musical qui aurait auparavant nécessité plusieurs musiciens. Bon, l’orgue serait encore un meilleur exemple. Si vous écoutez une sonate pour piano de Mozart, vous pouvez repérer ici un cor, là une soprano colorature accompagnée par des cordes, le piano peut se substituer à tous les instruments. C’était justement ce que Robert Schumann déplorait à propos de la musique de Beethoven : son piano est toujours utilisé pour imiter un autre instrument et il ne sonne jamais comme un piano ! Donner à une personne la possibilité d’accéder à un tissu musical complexe remonte au moins à Bach, sinon aux XVe ou XVIe siècles. Le monde des synthétiseurs est certes une chose nouvelle, mais ce n’est pas une chose totalement nouvelle.
En revanche, ce qui est nouveau, c’est la porosité de la frontière entre musique live et musique enregistrée…
Nous vivons encore sous l’impact des changements provoqués dans la musique par l’invention de l’enregistrement sonore à la fin du XIXe siècle. L’enregistrement a soustrait le corps de la musique. Avant, vous deviez avoir une personne, éventuellement des instruments, mais la musique résidait dans un corps humain. Maintenant, qu’est-ce que la musique pour la plupart des gens dans le monde ? Celle qui est diffusée dans leurs écouteurs… Sans doute le public passionné de musique classique ne fonctionne-t-il pas exactement comme cela, mais beaucoup de gens écoutent la musique de leur smartphone plusieurs heures par jour, dans le métro, dans la rue, tout le monde est câblé, immergé dans la musique. Elle devient une sorte de bande-son du film de leur existence ! Autrefois, la musique reposait sur une communication entre êtres humains. Ce n’est plus exactement le cas, et une fois encore, cela est lié au langage : la musique n’est plus un processus linguistique, beaucoup des musiques dont nous parlons ne sont plus animées par la syntaxe, mais elles activent d’autres régions de nos cerveaux et impliquent donc d’autres expériences.
Vous avez déclaré que la qualité principale pour interpréter ces types de musique, à commencer par celle de Glass, c’est la conscience du temps et de l’existence du son dans le temps. Est-ce la même chose ici ?
C’est amusant, parce que les deux concerts Eno Piano à la Philharmonie font partie d’un week-end sous-titré « Temps suspendu »… J’ai en effet le sentiment que la musique nous permet d’entendre le temps, et qu’il y a plusieurs manières de l’entendre. Quand vous écoutez Mozart, vous avez quelques idées sur la manière dont le temps était ressenti par quelqu’un du XVIIIe siècle, du moins en Europe, parce que je crois que c’est très connecté aux lieux. Même la musique de Brian Eno, qui est beaucoup plus récente que celle de Mozart, nous semble aujourd’hui “ancienne”, Music for Airport a plus de quarante ans… L’une des plus grandes tâches de l’artiste est de négocier entre le matériau qui existait avant et le moment présent. C’est le cas à chaque fois que vous écoutez de la musique, mais c’est plus évident encore pour les musiques où il y a moins de directions imposées par le compositeur. Je me demande même si le mot “compositeur” est le bon… J’ai le sentiment que Bach aurait préféré le mot “musicien”. L’idée du compositeur comme une puissance, presque un dieu, n’apparaît réellement qu’au XIXe siècle, et spécifiquement avec la figure de Beethoven, une musique très cadrée, sous le contrôle esthétique d’une seule personne.
Dans le cas de Brian Eno, la musique est plutôt une invitation à l’écoute, non, plutôt à la “conscience” de quelque chose. Parce que vous pouvez accorder de l’attention à cette musique, ou vous pouvez aussi l’ignorer, toutes les possibilités demeurent ouvertes et elles peuvent varier d’une personne à l’autre, ou d’un instant à l’autre chez une même personne. Je pense aux Musiques d’ameublement d’Erik Satie, que les musiciens devaient jouer et que les visiteurs ne devaient pas “écouter”. Nous avons mis la priorité sur l’attention, et nous avons tendance à penser que c’est moralement supérieur d’être très concentré au concert. Or il y a d’autres manières, meilleures ou pas mais en tout cas différentes, et peut-être n’est-ce pas une bonne idée d’en faire un jugement moral… Une musique qui autorise plusieurs degrés d’attention et d’inattention est très excitante. Stockhausen, je crois, en a parlé à propos de certaines de ses œuvres particulièrement longues : il affirmait qu’inévitablement l’attention du public ne pouvait pas être constante tout au long du concert. L’idée sous-jacente était que l’essence de l’œuvre devait être contenue dans chacun des moments de cette œuvre, un peu à la manière de l’ADN, de sorte que si vous n’êtes pas attentif tout le temps, vous pouvez néanmoins reconstruire tout l’organisme – c’est du moins comme cela que je l’entends… J’aime cette idée d’une expérience musicale où le niveau d’attention peut varier et l’approche demeurer satisfaisante. Je crois que c’est une bonne métaphore de la vie : imaginez un niveau constant d’attention, ce serait extrêmement désagréable !
Propos recueillis et traduits de l'anglais par Didier Lamare le 28 septembre 2023
> Voir l'interview vidéo de Bruce Brubaker que Concertclassic avait réalisé en 2018
(1) Concerts Eno Piano, amphithéâtre de la Cité de la musique, Philharmonie de Paris, samedi 7 octobre et dimanche 8 octobre 2023 // philharmoniedeparis.fr/fr/activite/concert/26389-eno-piano
(2) Brian Eno : Music for Airports (EG Records, 1979)
(3) Bruce Brubaker, Eno Piano, 1 CD InFiné (parution le 10 novembre).
(4) Berlin Trilogy, David Bowie & Brian Eno : Low (RCA, 1977), Heroes (RCA, 1977), Lodger (RCA, 1979). Philip Glass : Low Symphony (PolyGram, 1993), Heroes Symphony (PolyGram, 1997), Symphony n° 12 « Lodger » (Orange Mountain Music, 2022).
(5) Florent Colautti, Studio Corps Électriques
florentcolautti.net/
Site officiel Bruce Brubaker : brucebrubaker.com/
Photo © Devin Doyle
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