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Une interview de Clémentine Margaine, mezzo-soprano – « La partition de Carmen est inscrite en moi »
Vous ferez bientôt vos débuts sur la scène de la Bastille dans un rôle mythique, celui de Carmen, qu’en revanche vous connaissez parfaitement. Dans quel état vous trouvez-vous et qu’est-ce que cette « première » vous inspire ?
Clémentine MARGAINE : C'est un peu compliqué car je reviens de New York et, pour la première fois, j’enchaîne deux productions de Carmen. Habituellement j'ai le temps d'alterner avec d'autres rôles, mais là cela n'a pas été possible. Par chance elles sont toutes les deux intéressantes et radicalement différentes ce qui va me permettre d'explorer de nouvelles facettes du personnage. A Paris la mise en scène correspond à l'idée que je me fais d’une héroïne que je vois comme quelqu'un de très instinctif, d'assez violent, d'écorché surtout.
Vous avez la chance de jouer dans la désormais célèbre mise en scène de Calixto Bieito vue à Barcelone, Turin, Palerme, Venise et Londres, qui succède à celles d’Alfredo Arias et d’Yves Beaunesne. La connaissiez-vous et que pensez-vous de son extraordinaire impact émotionnel et visuel due à la modernité de sa transposition ?
C.M. : Elle a voyagé dans le monde entier, c'est exact, mais je n'en connaissais que des extraits, n'ayant pas vu le dvd qui existe : j'ai demandé à le visionner, mais Calixto a refusé. Je le regarderai sans doute plus tard. Je sais que la lecture est résolument moderne, je sais aussi que l'on est très loin de l'esprit flamenco et des mains sur les hanches, que la vision générale est sensuelle, sexuelle, que les rapports entre les hommes et les femmes y sont exacerbés, tendus, autant d'éléments qui m'intéressent, car Carmen est un hymne au féminisme. Elle décide d'être libre dans un monde où cela lui est interdit ; cette décision est compliquée et on la lui fera payer, car les hommes n'aiment pas beaucoup ça. Elle doit se battre pour sa liberté et doit pour cela aller jusqu'à la mort.
Clémentine Margaine (Carmen) et Roberto Alagna (Don José), pendant les répétitions à l'Opéra Bastille © E. Bauer / Opéra National de Paris
Ce spectacle, comme le rôle de Carmen d’ailleurs, a été marqué par l’une de ses très grandes interprètes françaises, Béatrice Uria-Monzon. Comment se sent-on lorsque l’on se retrouve dans les pas d’une artiste comme elle et comment se prépare-t-on pour imposer à son tour sa propre conception ?
C.M. : Il ne sert pas à grand chose de se poser ces questions, car nous sommes toutes différentes, nous avons des corps, des allures, des manières de faire vivre ce personnage qui nous appartiennent et par conséquent il n'est pas nécessaire d'imiter quelqu'un : il faut au contraire exprimer sa propre féminité. J'ai toujours pour habitude d'écouter et de regarder les interprètes qui m'ont précédées et ce dans pour tous les rôles d'ailleurs, car j'adore m'inspirer de ces grandes références, comme Béatrice bien sûr. Mais ce n'est pas pour cela qu'elles vont influencer ma façon de chanter ou de jouer, je ne suis jamais dans l’imitation, c'est important, surtout avec Carmen qui doit être personnelle et traduire une grande honnêteté, un vraie sincérité. Je cherche à réagir face à mon partenaire car le corps de Don José compte, de lui va dépendre ma manière de le séduire, de danser pour lui et tout cela est très personnel.
Ironie du sort, vous allez vous retrouvez sur scène avec Roberto Alagna, qui a partagé l’affiche avec Béatrice Uria-Monzon à de nombreuses reprises, dans cette production et dans d’autres. Qu’attendez-vous de sa présence à vos côtés dans l’un de ses rôles fétiches et quelles impressions cela procure?
C.M. : J'ai eu la chance de chanter il y a quelques temps Carmen avec Roberto, à Berlin et, bien que nous n’ayons pas encore répété ensemble cette production, le fait de nous connaître est un avantage car je le sais très à l'écoute, capable d'improviser ; l’énergie qu'il dégage est très utile en scène, car elle vous stimule et facilite la relation. De mon côté j'adore changer ne serait-ce que de petits détails chaque soir, pour garder une part de fraîcheur, de spontanéité ; il suffit de lancer un accessoire à quelqu’un qui ne s'y attendait pas pour susciter une réaction et mettre les partenaires en alerte. Je ne me fais aucun souci avec Roberto.
On ne sait pas forcément qu’après vos études au CNSM et votre révélation aux Victoires de la Musique en 2011, vous avez décidé de partir en Allemagne pour intégrer la troupe du Deutsche Oper de Berlin, où dès 2012 vous avez interprété de nombreux personnages et surtout débuté en Carmen. Depuis vous l’avez beaucoup chantée aux Etats-Unis et notamment au Met en décembre dernier et ce mois-ci, mais également au Canada et en Italie. Comment avez-vous vu votre interprétation évoluer en quelques années ?
C.M. : Je vais également la chanter à Londres et à Vienne, je fais un peu le tour des grandes maisons avec ce rôle (rires). Il m'est difficile de vous répondre, car si j'en crois mes proches mon interprétation a changé, bien que je ne m'en sois pas vraiment rendu compte. Sans doute parce que je grandis avec elle et ne vois pas les changements qui ont pu intervenir. Bien sûr je n'ai plus à me préoccuper des questions musicales, car la partition est inscrite en moi, j'en connais les moindres timings ce qui permet d'être dans le jeu direct.
J'ai évolué en tant que femme, vécu diverses expériences de vie qui ont forcément eu des incidences sur ma manière de concevoir le rôle : à me débuts je crois que je la faisais davantage comme une petite fille, ou une femme-enfant, aujourd'hui elle est sans doute plus mûre et plus sombre.
Qu’est-ce qui influe le plus sur votre interprétation et en l’occurrence sur un rôle comme celui de Carmen, un chef ou un metteur en scène ?
C.M. : En fait c'est une combinaison à laquelle j’ajouterai la présence de mes partenaires, car Don José est capital et c'est en fonction de lui que les choses peuvent changer : si je me retrouve face à un Don José très viril, je serai différente que s'il est plus raffiné, grand ou gros. Nous sommes perpétuellement en réaction et la mise en scène, le chef, les costumes aussi, nous poussent à nous renouveler.
Cette saison Abrahamyan, Gubanova, Aldrich, Rachvelischvili, Garanca, Simeoni et Lemieux ont ou vont interpréter la cigarière, toutes des mezzos et pas de soprano, alors qu’il fut une époque où celles-ci étaient fréquemment distribuées en Carmen. Comment l’expliquez-vous, s’agit-il d’une mode ?
C.M. : Maria Callas, Leontyne Price, Anna Moffo ou Angela Gheorghiu ne l'ont pas chantée sur scène. Quelle soprano l'a osée d'ailleurs, je n'en vois pas ! Ce rôle a été écrit pour un mezzo, ou en tout cas une voix aux couleurs sombres et il faut tout de même pouvoir chanter l'air des cartes, qui est très grave. Et puis les sopranos ont assez de rôles comme ça non (rires). Il reste que l'écriture est plutôt centrale ; tout le monde peut s'y risquer, mais le medium doit être puissant.
Contrairement à beaucoup de vos consœurs mezzos, vous n’êtes pour ainsi dire pas passée par la case « travesti » : comment l’expliquez-vous, est-ce voulu ou pas ?
C.M. : C'est un peu par hasard, mais certains rôles comme le Compositeur ou Octavian m'intéressent, évidemment. Je n'ai pas eu à chanter Cherubino car je suis passée directement à un répertoire plus lourd - ce qui n'est pas plus mal – me voyant proposer La Damnation de Faust, Carmen, Werther, des opéras qui correspondaient à l'état de ma voix. J’espère pouvoir aborder Strauss dans un avenir proche, pour ce qui est des autres, il est trop tard et cela ne me manque pas.
La saison prochaine vous chanterez Concepcion dans L’Heure espagnole à Garnier : vous sentez-vous naturellement plus proche du drame ou de la comédie ?
C.M. : Justement, j'apprécie le fait de pouvoir alterner ces répertoires : mes rôles sont Dalila, Charlotte, la Favorite, Amneris, des femmes qui vivent des drames et je suis très heureuse de pouvoir participer à cette production car c'est une pièce d’ensemble dont j'adore la. J'ai hâte.
Sans entrer dans votre intimité, de quelle manière vous ressourcez-vous et redevenez la vraie Clémentine Margaine ?
C.M. : Ces dernières années j'ai énormément voyagé car j'ai peu chanté en France. J'ai donc changé de villes passant des Etats-Unis à l'Italie, de l'Allemagne à l'Argentine et j'ai adoré visiter, découvrir, voir le monde, cela me permettant de me déconnecter de l'opéra, d'être moins obsédée, de moins penser à ma petite personne. Voyager, s'ouvrir aux autres, aller au musée ; c'est un grand plaisir.
Pensez-vous que cette Carmen va vous permettre de vous faire connaître du public parisien et donc d’obtenir en quelque sorte une reconnaissance que vous avez à l’étranger, mais pas encore dans votre pays ?
C.M. : Oui, je suis très contente de chanter en France et à Paris, où toute ma famille et mes amis vont pouvoir venir m’écouter. Certains me suivent, mais c'est moins facile. L'Opéra de Paris est symbolique pour moi car j'ai fini mes études dans cette ville et c'est là que j'ai assisté à ma première représentation d'opéra. Il a donc une place particulière. Mais je suis très heureuse de ma carrière internationale et de voir comment les choses se passent ailleurs. Tout ce qui m'arrive tombe au bon moment et évidemment j'espère que je reviendrai à l’opéra, mais également en France où j'ai des projets à Marseille et à Toulouse. Je chanterai La Favorite la saison prochaine à Marseille, puis à Munich et à Barcelone, c'est un rôle qui va m'accompagner pendant longtemps.
Propos recueillis par François Lesueur le 23 février 2017
Bizet : Carmen
25 représentations du 10 mars au 16 juillet 2017 ( le rôle-titre sera tenu par Clémentine Margaine en mars ; Varduhy Abrahamyan en avril, Anita Rachvelishvili en juin-juillet, Elina Garanča le 16 juillet)
Paris – Opéra Bastille
www.concertclassic.com/concert/carmen
Site de Clémentine Margaine : clementinemargaine.com
Photo © clementinemargaine.com
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