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Une interview de François Dumont – Debussy sur son piano
![© Jean-Baptiste Millot](https://www.concertclassic.com/sites/default/files/styles/asset_picture_default_400x250/public/dumont_1_cjean-baptiste_millot.jpg?itok=1l5uuaff)
Raffinement et intense poésie : l’album Debussy que François Dumont signe chez La Música (Suite bergamasque, Estampes, Children’s corner) est une parfaite réussite – qui rappelle la place éminente de l'artiste parmi les pianistes français. Quelques mois après la publication d’une intégrale de la musique pour violoncelle et piano de Gabriel Fauré (Audite), en compagnie de Marc Coppey, pour laquelle il jouait un Erard contemporain des œuvres interprétées, François Dumont fait à nouveau appel à un instrument d’époque. Et non des moindres puisqu’il s’agit d’un Blüthner de 1904 acquis cette même année par l’auteur de Pelléas et Mélisande. Il accompagna Claude de France jusqu’au terme de son existence.
Quant à la proche actualité du pianiste, on le retrouve le 1er mars à la Saline Royale d'Arc-et-Senan pour un concert qui l'associera aux archets de Philippe Graffin et Gabriel Schwabe (1).
Pourquoi avez-vous choisi d’interpréter ces trois « cycles » debussystes ?
C’est d’abord une question d’affinités. Ce sont des pièces avec lesquelles j’ai un vrai vécu, sur scène et en dehors de la scène. Elles font partie de mon quotidien. Je trouvais intéressant d’interpréter des œuvres d’époques et de style différents. Il y a tout d’abord la Suite bergamasque, composée par un jeune Debussy à peine sorti du romantisme. Un monde imprégné de Verlaine. Puis vient la modernité des Estampes, et enfin le Children’s Corner, avec des incursions dans le monde du jazz – dans l’univers des débuts du jazz plutôt. Une musique tournée vers le monde de l’enfance qui, à l’exception de quelques pages, ne peut être interprétée par des enfants… à l’instar des Scènes d’enfants de Schumann.
![© collection Ville de Brive - Musée Labenche](https://www.concertclassic.com/sites/default/files/bluthner_1904.jpg)
Le piano Blüthner de Debussy (1/2 queue, Leipzig, 1m90, n° 65614, 1904) © collection Ville de Brive - Musée Labenche (numéro d'inventaire 93 .4 .1)
"A la différence des pianos modernes, ce Blüthner présente un son propre à chaque registre."
Vous avez choisi d’interpréter ces œuvres sur un piano Blüthner ayant appartenu à Debussy ... Comment avez-vous découvert cet instrument ?
Une vrai coup chance, qui a eu lieu à l’occasion d’un récital au festival de la Vézère. Aurélie Carbonnier, l’une des personnes en charge de celui-ci, m’a parlé de ce piano, conservé au musée Labenche de Brive-la-Gaillarde. Après l’avoir vu, il m’a fallu, bien sûr, obtenir l’autorisation de le jouer. Ceci étant fait, je devais savoir ensuite si ce piano et moi nous nous entendrions ! Il a un son très riche en harmoniques, et il est évidemment très émouvant de savoir que Debussy l’a joué. Il me fallait également trouver la manière d’utiliser les pédales, la façon de toucher l’instrument. De plus, il présente un son propre à chaque registre. Sur les pianos actuels, on a le sentiment d’un certain « lissage » des registres ; ceux-ci doivent être égaux, le timbre évolue de manière très homogène, d’une extrémité à l’autre du clavier, ce qui n’est pas le cas ici. Ce Blüthner peut présenter des sonorités plus crues que ce que l’on peut entendre sur un piano contemporain.
![](https://www.concertclassic.com/sites/default/files/debussy_dumont_cover.jpg)
(La Música / LMU 035)
« On a l’impression d’une démarche qui résout une sorte de quadrature du cercle. »
L’instrument participe aussi d’une interprétation qui modifie l’éclairage sur ces pièces célèbres ...
Je dois avouer que, dorénavant, même quand je joue du Debussy sur un instrument moderne, je suis marqué par le fait d’avoir joué sur ce Blüthner. De même que j’avais été très marqué par les propos et les interprétations de Nikolaus Harnoncourt. Je n’ai jamais malheureusement travaillé avec lui, mais j’ai acheté tous ses disques. Je trouvais fascinante sa démarche, que je n’ai jamais trouvée muséale, mais qui permettait de remettre en question l’interprétation sur des instruments contemporains. Quand on joue sur un Pleyel, un Erard, ou en l’occurrence un Blüthner, on a l’impression d’une démarche qui résout une sorte de quadrature du cercle.
J’ai eu notamment ce sentiment quand j’ai joué avec l’orchestre « Les Siècles », mais aussi en travaillant et en enregistrant la musique de Gabriel Fauré avec Marc Coppey. Je jouais un Erard, qui aurait pu appartenir à Gabriel Fauré ; piano qui permet de s’approcher de l’univers sonore de ce compositeur. Il existe d’ailleurs un enregistrement de Fauré interprétant un de ses nocturnes, le 7e ou le 8e, je ne sais plus. De même qu’on peut écouter des enregistrements sur rouleau de Claude Debussy. Cela permet de s’approcher de leur esthétique, même s’il ne s’agit pas de reproduire quelque chose qui a été fait, et d’écouter et de jouer les œuvres à travers un autre prisme. C’est un travail qui nourrit celui que l’on réalise sur les instruments modernes. De même que j’ai été nourri par les enseignements que j’ai pu suivre auprès d’ Andreas Staier, Malcom Bilson ou Paul Badura Skoda, qui m’ont tous trois énormément marqué. Et on ne peut obtenir sur ces instruments la perfection technique après laquelle on court sur les instruments modernes.
Cela étant, quand on écoute les enregistrements de Cortot, ou d’autres grands pianistes de cette époque, on est impressionné par leur vision. Et même quand des pianistes comme Horowitz, qui ont une technique exceptionnelle, mettent des « notes à côté », peu importe. La vérité musicale est là. Et il y a une prise de risque énorme, de même que celle qu’on percevoir dans les enregistrements de Samson François. On peut y sentir une certaine fragilité qui nous émeut. Certes, on doit maîtriser techniquement l’œuvre parfaitement, mais l’absence de fausse note ne devrait effectivement pas être la priorité… même si je peux être malheureux quand j’en fais une. Mais c’est une question complexe, car des pianistes du passé comme Rudolf Serkin faisaient montre d’une technique infaillible, mais n’oubliaient jamais le message musical.
"Il faut écouter Samson François dans les concertos de Ravel, c’est une source d’inspiration extraordinaire. Mais il ne faut surtout pas l’imiter !"
Notre entretien se déroule après un concert que vous avez donné avec l’Orchestre national de Mulhouse dirigé par Arie van Beek. Vous avez joué hier le Concerto en sol de Ravel, que vous avez enregistré, tout comme le le Concerto pour la main gauche avec l’Orchestre national de Lyon et Leonard Slatkin (Naxos). Une œuvre phare, donc, pour vous. Avez-vous compté le nombre de fois où vous l’avez jouée en concert ?
Jusqu’il y a dix ans, je comptais. C’était une douzaine de fois. Mais j’ai cessé. Cela étant, cette question, qui peut revêtir un côté anecdotique, m’évoque Robert Casadesus. J’avais vu une de ses partitions annotées. Il y indiquait toutes les exécutions, dans le monde entier, de telle ou telle œuvre. Ce n’est pas du tout ma manière de faire ! Je préfère, en réalité, oublier. Les interprétations restent dans l’inconscient, et bien qu’en général je sorte insatisfait d’un concert, le pire est quand je me remémore un concert où j’ai ressenti un certain accomplissement avec l’orchestre, avec la salle, avec le public, avec moi-même ; un certain équilibre. Je peux en garder un souvenir paralysant pour les interprétations suivantes. Ce souvenir cristallisé peut bloquer pour toujours ! Et finalement, la part d’insatisfaction maintient en appétit.
Pour en revenir au Concerto en sol de Ravel, j’ai des souvenirs particulièrement marquants. Avec Leonard Slatktin, ce fut une expérience merveilleuse. D’autant qu’il avait enregistré le Concerto pour la main gauche avec Alicia de Larrocha, ce qui constitue pour moi la plus belle interprétation de cette œuvre, avec celle de Samson François. Il y avait avec Slatkin une grande flexibilité, et une grande fluidité et une évidence dans le discours musical – il a une immense expérience ! – et un parfait sens de l’équilibre entre le piano et un orchestre dont il obtenait des choses magnifiques. Enfin le sens jazzistique de ces deux concertos trouvait une résonance chez ce chef américain.
Autre grande expérience, avec l’Orchestre Les Siècles, dirigé par François-Xavier Roth. J’avais joué sur un Pleyel ou un Erard, je ne sais plus, mais en tout cas contemporain des œuvres. Je ressentais une authenticité, et un foisonnement merveilleux.
Et nous avons eu des dialogues très intéressants avec le chef, à propos des tempi, de la liberté, ou de l’absence de liberté à avoir. Notamment en ce qui concerne le mouvement lent du Concerto en sol, qui est redoutable. Ce mouvement pose le problème du degré de rubato, d’équilibre entre les mains. Et il faut trouver une sonorité chantante avec une simple note, ce qui est parfois plus facile avec un piano ancien. Il y a cette tension, avec cette grande montée, avant que le flûte n’arrive, et cette arrivée est un grand soulagement. On a l’impression d’entrer dans le jardin féerique de L’Enfant et les sortilèges. Il faut écouter Samson François dans les concertos de Ravel, c’est une source d’inspiration extraordinaire. Mais il ne faut surtout pas l’imiter !
![© Jean-Baptiste Millot](https://www.concertclassic.com/sites/default/files/dumont_2_cjean-baptiste_millot.jpg)
© Jean-Baptiste Millot
« La musique de Debussy doit être tout sauf « carrée », tout sauf académique. »
Pour revenir à Debussy, quelle est la part de liberté qu’il laisse à l’interprète, quand on sait la précision de son écriture ?
C’est une constante recherche, un constant paradoxe. Debussy écrit tout, les articulations, les nuances. Il écrit même le caractère. Il met constamment des adjectifs, tels que nonchalant, avec humour, etc. Et puis il met les degrés d’articulation, parfois des nuances microscopiques. Un crescendo, immédiatement suivi d’un p. On doit tout considérer comme des indications d’émotion. Une fois qu’on les a appréhendées, peut s’ouvrir une grande liberté, parce qu’il y a la flexibilité du tempo, la flexibilité du rubato. On sait que Debussy jouait avec une certaine liberté. On le sait par le témoignage de sa fille, « Chouchou », qui s’en est ouverte auprès d’Alfred Cortot. Il faut s’inspirer de cette liberté, dans le tempo et le rubato. La musique de Debussy doit être tout sauf « carrée », tout sauf académique.
« Le pianisme de Debussy vient directement de celui de Chopin. »
Récemment vous avez donné un récital à la salle Gaveau à Paris, dont le programme mettait en regard Chopin et Debussy. Pourquoi, selon vous, vont-ils si bien ensemble ?
Il y a une ligne Mozart, Chopin, Debussy. Chopin idéalisait Mozart, et Debussy idéalisait Chopin. Debussy a pu être acerbe avec certains compositeurs, y compris morts (je pense à Beethoven, qu’il évoque notamment dans Monsieur Croche), mais jamais à l’égard de Chopin. On ne trouve pas une ligne hostile. Il en a toujours été profondément admiratif, et on sait que son premièr professeur de piano avait été élève de Chopin. Le pianisme de Debussy vient directement de celui de Chopin. Les Préludes et les Etudes de Debussy découlent des Préludes et des Etudes de Chopin. Et l’on sait qu’il faisait travailler la Barcarolle de ce dernier à ses élèves.
« La plus que lente montre une facette très intéressante de Debussy.»
Votre disque Debussy se termine par deux pièces brèves, la Berceuse héroïque, un morceau douloureux composé durant la première guerre mondiale, et La plus que lente. Une œuvre que d'aucuns regardent parfois avec une certaine condescendance, ce qui n’est pas mon cas, croyez le bien !
C’était un choix de plaisir avant tout. J’adore aussi cette pièce. Je la joue très souvent en récital. Elle montre une facette très intéressante de Debussy. Elle fait le lien avec la musique de cabaret. Avec ce qui se faisait au début du XXème siècle. Il y a également un lien avec Erik Satie, avec la chanson, le café-concert. C’est une pièce de genre, presque de salon, mais elle est magnifique, d’une très grande sensualité, toute la séduction sonore de Debussy. Et de l’humour ! Le staccato pianissimo de la fin crée toujours un frémissement dans le public quand on joue cette pièce en récital.
Propos recueillis par Frédéric Hutman le 3 février 2025
![](https://www.concertclassic.com/sites/default/files/logoccbreves_6.png)
(1) www.salineroyale.com/evenement/saline-royale-academy/
© Jean-Baptiste Millot
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