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Une interview de Gaëlle Arquez, mezzo-soprano – « J'aime cette écriture qui me met de plain-pied dans le théâtre »
La saison du Théâtre des Champs-Élysées prendra fin le 30 juin avec la dernière représentation d’Iphigénie en Tauride de Gluck, dont le rôle principal a été confié à la jeune et déjà toute grande Gaëlle Arquez. La mezzo qui n’en est pas à son premier défi et qui a déjà interprété Armide en concert à la Philharmonie de Paris notamment, nous a fait part de sa satisfaction de travailler avec le chef Thomas Hengelbrock et le metteur en scène de Robert Carsen, en compagnie de collègues tout aussi engagés qu’elle. Rendez-vous à partir du 22 juin pour (re)découvrir le chef-d’œuvre de Gluck.
Vous n'aviez pas encore chanté de rôle-titre au Théâtre des Champs-Élysées. Avant de parler de l’œuvre que vous répétez en ce moment, peut-on savoir ce que vous pensez de cette salle en termes de plateau et d'acoustique ?
Gaëlle ARQUEZ : J'avais déjà eu l'occasion d’expérimenter la salle lors d’un concert ; Le Poème de l'amour et de la mer dirigé par Louis Langrée – je remplaçais au pied levé Anna Caterina Antonacci – et je l'avais trouvée très confortable.(1) Nous sommes sur scène depuis peu et nous nous habituons à l'acoustique, même s'il est toujours difficile d'imaginer ce que sera le résultat en présence du public. Tout va bien, nous avons bien avancé, les décors sont épurés, constitués par trois pans de murs qui montent très haut et forment une sorte de bouclier qui nous permet de jouer de manière naturelle et spontanée, ce qui est très agréable. Mais vous savez, chaque scène à sa spécificité, visuelle, historique, son âme, même les plus récentes.
© centrestagemanagement.com
C'est donc pour vous un double début, votre grande première fois au TCE et votre première fois dans le rôle principal d'Iphigénie en Tauride de Gluck. Etait-ce un rôle que vous attendiez après avoir endossé celui d'Armide du même compositeur en 2016 avec Marc Minkowski, ou une belle surprise que l'on vous a faite à ce stade de votre carrière
G.A. : On me la proposé il y a trois ans, avant même que je ne chante Armide à Vienne et, au départ, autant la partition d'Armide me paraissait familière et adaptée à la couleur de ma voix, autant je voyais Iphigénie comme un personnage plus lumineux et donc plus « sopranisant », sans doute aussi parce que j'avais à l'oreille celles qui l'avaient interprété et j'ai eu quelques craintes, me demandant si j'allais trouver ma tessiture, mon aisance vocale. Il a fallu une discussion avec le chef Thomas Hengelbrock, dans le cadre d'une séance de travail, pour que nous cherchions le diapason et trouvions un accord. J'ai par la suite chanté Armide qui m'a beaucoup aidée, surtout en compagnie de Marc Minkowski qui connaît si bien cette musique, mais aussi en me plongeant dans un univers marqué par une très riche prosodie et me voilà à Paris imprégnée par toutes ces expériences. De plus, le temps a passé et ma voix a évolué, ce qui me permet de me sentir désormais plus proche de ce langage musical. En faisant des recherches j'ai découvert que la créatrice d'Armide avait également été celle d'Iphigénie (Rosalie Levasseur ndlr) : il y a donc une certaine logique dans tout cela !
Comme avec de nombreux rôles, celui d'Iphigénie en raison de sa tessiture ambiguë peut être interprété par des sopranos et par des mezzos ; Callas, Verrett, Horne, Antonacci, Jurinac, Gens ou Graham s'y sont mesurées avec succès. Quelles difficultés avez-vous rencontrées en cherchant à vous acclimater à cette partition ?
G.A. : Certains passages restent délicats, mais l'on peut s'en servir pour composer une tension. Il est inutile de créer artificiellement une aisance ou de demander à son instrument des choses qui pourraient le mettre en péril : je trouve plus intéressant de jongler avec la vulnérabilité et de trouver des expressions dans cette tessiture tendue, en m'appuyant par exemple sur l'endurance, car il va falloir tenir le rythme. Nous jouerons tous les deux jours, c'est presque limite. Nous venons tout juste de débuter les filages ce qui va nous permettre de gérer notre temps. Bien sûr je me rends compte qu'avec les années j'ai appris à me connaître et à être vigilante, d'autant qu'ici l'ambiance est particulièrement agréable, les gens sont compréhensifs et nous permettent de « marquer » si nous sommes fatigués, ce qui n'est pas toujours possible. Le principal est d'arriver en forme à la première.
© Vincent Pontet
Qu'est-ce qui a été déterminant dans le choix de ce nouveau personnage : la présence dans la fosse de Thomas Hengelbrock ou le fait de pouvoir travailler en compagnie de Robert Carsen ?
G.A. : Les deux ont été décisifs. Je connaissais le travail de Robert Carsen, sa renommée et j'attendais le moment où cette rencontre allait pouvoir se concrétiser ; j'étais impatiente de découvrir son univers et d'entamer avec lui une vraie discussion. Ce qui est intéressant dans notre métier c'est d'apporter notre touche personnelle, surtout lorsqu'il s'agit d'une production qui a déjà été montrée – à Chicago en l'occurence – et d'échanger comme dans une partie de ping pong. Carsen est très attentif, demeure auprès de nous, attend que nous lui fassions des propositions, ce qui est très stimulant, car il sait s'adapter aux artistes sans chercher à reproduire ce qu'il a obtenu avec d'autres : il veut que ses mises en scène soient vivantes et n'a pas peur de chercher avec nous des angles différents pour parvenir à un résultat satisfaisant. Dans d’autre cas, je dois parfois me contenter de regarder un DVD, ce que je n'apprécie évidemment pas.
L'une des particularités de ce répertoire tient dans la conduite de la ligne vocale et l'art de la déclamation. Comment vous êtes-vous préparée à cet aspect de l'œuvre ?
G.A. : Ce n'est pas difficile, au contraire, cela m'aide car j'aime cette écriture qui me met de plain-pied dans le théâtre, ce que j'apprécie avant tout. Le fait qu'il n'y ait pas de virtuosité dans cet opéra, que le décor soit très dépouillé, nous éloigne de toute distraction et nous oblige à nous concentrer sur le propos, à nous rapprocher de la psychologie et des passions qui parcourent le drame. Ces éléments m'aident énormément et ne sont en aucun cas des freins car tant que je suis dans le texte, je ne peux pas chanter faux. La musique de Gluck porte cela d'une manière magnifique, en mettant en valeur la qualité du livret.
Pouvez-vous nous parler de vos partenaires Stéphane Degout et Paolo Fanale avec qui vous partagez l'affiche de cette dernière production de la saison du TCE ?
G.A. : Tout se passe très bien. J'ai découvert Stéphane, avec qui je n'avais jamais travaillé auparavant, et je dois dire que c'est un plaisir : c'est un collègue idéal, une personne chaleureuse, sympathique et un musicien fin, sensible, qui propose et incarne ce qu'il chante. Là aussi nous établissons une sorte de ping pong qui nous permet de répondre aux moindres sollicitations de l'un ou de l'autre. Paolo (Fanale), qui chante Pylade, le franco-italien du groupe, apporte sa touche personnelle, sa drôlerie, sa bonne humeur ce qui créé une bouffée d'oxygène, car avoir quelqu'un de solaire, de souriant sur un plateau est vraiment motivant. Cette attitude se ressent sur son chant très pur, très simple. On sent qu'il aime son métier, la vie et il n'y a donc aucun chichi entre nous. Nous sommes heureux de partager ces moments d'autant que l'œuvre n'est pas une comédie, que nous répétons dans les sous-sols depuis des semaines, avec une musique parfois sombre : une personne telle que Paolo, capable d’apporter de la fraicheur, est vraiment appréciable.
© Vincent Pontet
Pensez-vous que cette Iphigénie va marquer une nouvelle étape dans votre carrière et si oui, quelles portes risque-t-elle de vous ouvrir ?
G.A. : Je préfère en fait ne pas y penser. Honnêtement je suis contente des deux saisons que je viens d'effectuer qui m'ont fait l'effet d'un rouleau compresseur ! J'ai dû faire face à un emploi du temps chargé et suis heureuse d'avoir survécu à cette véritable tornade, car je constate que j'en suis venue à bout sans accident et cela est déjà immense. J'avais un rêve, celui de chanter Carmen à Covent Garden, pour ma mère, qui l'avait vue jeune, le symbole était fort pour moi et tout s'est merveilleusement déroulé. Par ailleurs je me sens plus apaisée et je sais que je vais interpréter cette Iphigénie à ma manière, ayant pleinement conscience qu'elle sera différente des autres et ce qui se passera après, et bien nous verrons ? Vous savez généralement les choses se concrétisent si longtemps à l'avance, avec des contrats signés trois ou quatre ans en amont, que je suis déjà très contente de ce qui m'arrive aujourd'hui : le reste est de l'ordre de la cerise sur le gâteau.
Michael Schønwandt © Marc Ginod
Votre prochaine prise de rôle sera une totale découverte, puisque Fervaal de Vincent d'Indy auquel vous participez au Festival Radio France de Montpellier cet été, est une exhumation. Que nous réserve cet ouvrage et, pour vous, le rôle de Guilhen que vous interprétez aux côtés de Michael Spyres et sous la direction de Michael Schønwandt?
G.A. : Je commence à peine à regarder la partition, car il est toujours délicat de débuter une œuvre quand on est investi sur une autre, cela demande une gymnastique particulière, parfois gênante pour le placement de la voix, des couleurs, qui n'a rien de facile. Je suis contente de ne pas avoir à mémoriser ce rôle, ce qui m'enlève une épine du pied. Je l'ai donc pour le moment survolé et vais m'y atteler progressivement, car j'ai besoin d'être avec Iphigénie, de me concentrer sur elle. Je vais interpréter le personnage féminin principal de ce Fervaal dont l'écriture est très lyrique et l'orchestre assez lourd ; je suis présente à deux moments-clés, très intenses et je vais devoir trouver comment rester dans les limites de mon instrument en travaillant les couleurs de cette musique post-romantique plus lourde que celle des répertoires que je fréquente habituellement.
En novembre auront lieu vos débuts au Met en Cherubino ? Etes-vous confiante ou plus stressée que d'habitude à l'idée de fouler cette scène mythique ?
G.A. : On appréhende toujours ce type d'événement ; on ne s'y rend pas comme chez des amis, il s'agit tout de même du Met. J'y ferai mes débuts devant un public qui ne me connaît pas, mais je sais que les conditions sont bonnes. Je n'ai jamais chanté Cherubino mais je le connais comme toutes mezzos qui se respectent. Tout est réuni pour que cela fonctionne.
On pourra vous retrouver en janvier prochain à la Bastille dans le rôle de Nicklausse et de La Muse dans Les Contes d'Hoffmann d'Offenbach, un célèbre spectacle signé Carsen. Connaissez-vous cette production et si oui que pensez-vous de sa lecture ?
G.A. : Non, mais ce n'est pas un problème, je vais me renseigner pour savoir s'il y a des choses particulières à faire, mais ne m'inquiète pas car j'aurais du temps pour répéter et serai comme une éponge : inutile d'avoir des idées préconçues, je veux rester comme une page blanche.
En 2017 votre premier album chez DG avait été publié. Avez-vous retrouvé depuis le chemin des studios ou avez-vous des projets ?
G.A. : Non et c'est préférable car je sors, comme je vous le disais, d'un tel tourbillon, qu'il m'aurait été impossible de réaliser un nouveau projet correctement. Je veux prendre le temps de réfléchir à des envies et trouver les meilleurs collaborateurs. Le premier album devait refléter mon identité vocale, le second doit être un travail d'équipe. J'ai beaucoup d'idées, mais je dois faire le tri et ne rien précipiter car je ne voudrais pas en ressortir frustrée. Pour le moment donc, ce n'est pas indispensable et je vais patienter.
© centrestagemanagement.com
D'autant que vous avez découvert le tango récemment, votre nouvelle passion.
G.A. : Ah le tango ! Vous avez des heures j'espère (rires). C'est une vraie soupape pour moi. La danse m'apporte un apaisement que je n'imaginais pas ! Je ne sais pas si vous dansez vous-même, mais la danse à deux est une claque, car je me suis rendue compte que l'on avait perdu l'habitude de prendre les gens dans nos bras, ce que le tango permet. Vous vous retrouvez dans les bras d'inconnus pendant le temps de quatre chansons et cela devient un exercice particulier où il vous est demandé d'accueillir l'autre, de l'écouter, de le suivre et cela a des répercussions sur sa propre vie. Je cherche toujours à me nourrir artistiquement, je pioche à droite à gauche une énergie, une émotion et le tango me demande d'aller chercher en moi, ce qui est passionnant. Nous sommes tellement coincés, sur la défensive, pendant les cours j'apprends beaucoup, car ce n'est pas dans notre culture, mais justement cela me permet d'aller plus loin. Je danse en plein air, sur le parvis de Garnier où des milongas sauvages se constituent presque tous les soirs, ou sur les quais de Seine : c'est magique devant ces monuments de Paris. Le tango favorise également le mélange des générations : il m'arrive de danser avec des papys, des hommes parfois plus petits que moi, mais le fait d'aller vers l'autre est encourageant et facilite la communication. On prend vite plaisir à découvrir l'autre. Je n'aurais qu'un mot d'ordre : Allez danser !
Cette Iphigénie parisienne succède à la production très controversée à sa création au Palais Garnier, puis portée aux nues à chaque reprise, imaginée par Krzysztof Warlikowski. Reprendre le flambeau après Delunsch, Graham et Gens, qui avaient elles-mêmes interprété le rôle à Paris après Crespin et Verrett, génère-t-il une pression ?
G.A. : La pression est toujours présente, mais j'ai appris à me défaire de tout ce poids que l'on nous met sur les épaules. Non, aujourd'hui je sais que si l'on m'avait proposé de chanter ce rôle ailleurs, même dans un petit théâtre, ça aurait été pareil : l'investissement aurait été le même. Je vais faire du mieux que je peux et rien que cela m'empêche de me rendre malade. J'aime ce personnage, mon équipe est formidable, tout va bien. Sur le moment on a peur des enjeux, des attendes et peut-être qu'après je serai fière. Je suis en tout cas très honorée, ne prend rien à la légère, travaille dur pour offrir le meilleur résultat : si le public est heureux ce sera parfait.
Propos recueillis par François Lesueur, le 11 juin 2019.
(1) www.concertclassic.com/article/louis-langree-dirige-lorchestre-des-champs-elysees-hymne-la-couleur-compte-rendu
Gluck : Iphigénie en Tauride
22, 24, 26, 28 & 30 juin 2019
Paris - Théâtre des Champs-Elysées
www.theatrechampselysees.fr/la-saison/opera-mis-en-scene/iphigenie-en-tauride
Vincent d’Indy : Fervaal (version de concert)
24 juillet 2014
Montpellier – Opéra Berlioz
lefestival.eu/montpellier/le-corum/opera-lyrique/v-dindy-fervaal
Photo © Vincent Pontet
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