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Une interview de Geoffroy Jourdain, directeur artistique des Cris de Paris – « Le madrigal est le lieu de toutes les avant-gardes, parfois même du scandale esthétique »
A l’occasion de la création d’Heptaméron, récits de la chambre obscure d’après les textes de Marguerite de Navarre, avec les madrigaux de Marenzio, Gesualdo et Monteverdi, Geoffroy Jourdain (photo) et les Cris de Paris retrouvent le metteur en scène Benjamin Lazar, avec lequel ils ont déjà plusieurs fois collaboré avec succès.
Présenté au terme de plus d’un mois de répétitions à la Maison de la Culture d’Amiens (du 14 au 20 janvier) – une institution sans laquelle le spectacle n’aurait pu voir le jour – Heptaméron partira en tournée en mars en France et en Belgique, à commencer par l’Opéra de Reims (où les Cris sont en résidence), après une halte conséquente à Paris, aux Bouffes du Nord, du 1er au 23 février. Rencontre avec Geoffroy Jourdain, au lendemain de la première amiénoise d’Heptaméron.
Dans quel état êtes-vous après cette première ?
Geoffroy JOURDAIN : (rires) Il est à la fois formidable et effrayant de voir l’aboutissement de plus d’un an de travail, et de mesurer à quel point le spectacle nous échappe ! Benjamin et moi avons conçu une sorte de « monstre », composé de toutes les intentions de départ. Il est question de musique et de théâtre, en superposant les temps, les tons, les langues, les chants et même les espaces.
Le spectacle nous surprend encore et ce n’est pas fini ; un objet artistique qui s’est écrit au plateau devrait renaître de la scène. Après, objectivement et comme toujours, il y a une dimension sacrificielle dans ce spectacle : on a tellement supprimé, coupé, tranché dans la matière, l’idée étant toujours d’intégrer des éléments existants à d’autres supposés s’écrire en direct. Après six filages à Amiens – une vraie chance –, c’est un spectacle très millimétré, comme souvent chez Benjamin.
Benjamin Lazar © Nathaniel Baruch
Comment est né cet Heptaméron ?
G. J. : Voilà longtemps que Benjamin et moi souhaitions travailler autour du « je » collectif. A savoir, la possibilité pour une quarantaine de personnes en scène d’évoquer simultanément la première personne du singulier. D’un point de vue musical, le genre du madrigal s’imposait. Il est le parfait laboratoire de la forme lyrique – le plus souvent à cinq voix (et un par voix). Est en germe la musique au service des émotions et du texte, comme le démontre un peu plus tard l’opéra mais sans les personnages. Les poèmes évoquent l’absence, la séparation, l’amour et la mort, thèmes universels et sensibles à chacun d’entre nous.
On s’est d’abord aventuré assez loin dans l’idée d’une reconstitution du tout premier opéra de la fin du XVIe composé par Guarini, avec un chœur antique etc. Après, Benjamin souhaitait depuis longtemps bâtir un projet autour de ce texte formidable de Marguerite d’Angoulême, Reine de Navarre, sœur de François 1er. Heptaméron, recueil inachevé de nouvelles, peu connu, peu lu, que Benjamin voulait faire découvrir, se situe vraiment au cœur du XVIe, au moment où le madrigal bat son plein.
Nous avons donc décidé d’utiliser l’Heptaméron comme un récit-cadre où l’on parle d’amour, et où on le chante, à travers quelques madrigaux italiens emblématiques de Monteverdi, Gesualdo, Marenzio. Le scénario de départ est simple : un groupe d’individus se retrouvent involontairement et momentanément séquestrés. De cet enfermement contraint, du regroupement imprévu, vont naître des histoires racontées, chantées, jouées par les personnages, en guise de passe-temps. De ces récits s’échappe une liberté nouvelle qui aboutit à un autre récit contemporain, où musique et narrations se répondent. Comment la parole chantée peut-elle glisser dans la parole parlée, et inversement ? L’interpénétration des langues, voilà ce qui nous animait : langue ancienne ou moderne, langue chantée ou parlée, langue d’ailleurs ou improvisée.
Heptaméron à la Maison de la Culture d'Amiens © Simon Gosselin
En complément d’Heptaméron aux Bouffes du Nord, vous proposez en concert le programme de votre dernier disque Melancholia (Harmonia Mundi 2018) ?
G. J. : Oui, je suis très heureux de ce concert en miroir, où nous pouvons scruter de façon plus aisée pour les musiciens, et au plus près, surprise et justesse de l’expression. Il s’agit d’une autre chambre obscure en quelque sorte, qui met en valeur des madrigaux anglais des XVIe et XVIIe siècles. Le Madrigal des années 1590 jusqu’au début de l’opéra est sans doute le répertoire que je chéris le plus, depuis plus de vingt ans. En tout cas, celui qui me fascine le plus. J’en connais très bien les textes et la musique, dans le sens où je les pratique beaucoup. La poésie de Pétrarque ou de Dante me plaît énormément. Bref, cet univers m’est très familier. Et malgré tout ce que je dis là, cette musique , certes magnifique, peut parfois lasser ; l’effet incontestablement saisissant qu’elle procure n’est pas infini et a vite fait de s’annuler. Dans le cas de Melancholia, j’ai pris le parti d’introduire des respirations instrumentales, les changements d’effectifs sont à mon sens encore plus importants, ils impliquent une variation de forme, une nouvelle dramaturgie interne.
« Respirations instrumentales », dites-vous… Sont-elles également présentes dans Heptaméron ?
G.J. : C’est une surprise ! Franchement, nous avons toujours souhaité de la musique de chambre instrumentale dans ce spectacle. Une intuition pour jouer avec les époques ; revisiter le continuo, faire qu’il apparaisse hors temps, à la fois très loin, très proche. Ainsi, on entend de la guitare, du mélodica, un orgue, un basson, des flûtes à coulisse… Pour ma part, j’ai adoré me pencher sur ces adaptations, ces inventions. Je crois que pour certains musiciens aussi, ce fut une belle aventure ; des retrouvailles avec leur instrument d’enfance par exemple.
Heptaméron à la Maison de la Culture d'Amiens © Simon Gosselin
Quels sont vos projets, après ces aventures d’Heptaméron et de Melancholia ?
G.J. : J’ai plein d’envies dans le domaine de la danse, du théâtre évidemment. Une collaboration avec François Chaignault ; un désir né il y a longtemps. Je pense aussi à Samuel Achache. J’ai très envie d’approcher l’univers de Kurt Weill avec les Cris, mais c’est vraiment prématuré d’en parler. Concrètement, un nouvel enregistrement sort à la rentrée chez Harmonia Mundi : Passions. De la musique vénitienne de Gabrieli à Lotti. Il est question là encore de madrigaux, cette fois tardifs, empreints de spiritualité et de sensualité ! Avec un consort de violes… Une suite à Melancholia.
La musique contemporaine est une part essentielle de notre travail et nous la défendons encore cette saison. Kurtág est désormais entré dans notre répertoire, avec un hommage formidable à Milan cet automne. Le mois prochain, nous créons avec le sonneur de cornemuse Erwan Keravec Extended VOX – dont deux commandes passées à Bernhard Lang et Wolfgang Mitterer (Brest, Orléans et Nantes). Nous allons également participer aux Jardins Partagés de Pierre-Yves Macé en mai, en créant une cantate d’une heure à partir de ses collectes de chansons de migrants (Reims et Enghien-les-Bains). Nous donnerons quelques Psaumes de Schütz au Printemps des Arts de Monte Carlo, avant de reprendre L’Ailleurs de l’Autre, dans une nouvelle version scénographique, à découvrir, notamment à la Scala-Paris au printemps.
Propos recueillis par Gaëlle Le Dantec le 15 janvier 2019
Heptaméron, récits de la chambre obscure
les 1er, 2, 5, 6, 7, 8, 9, 12, 13, 14, 15, 16, 19, 20, 21, 22 & 23 février 2019 (à 20h30) // www.bouffesdunord.com
Puis en tournée à l’Opéra de Reims (1er et 2 mars), au Théâtre de Caen (12 et 13 mars), au Trident à Cherbourg (18 et 19 mars), au Théâtre d’Angoulême (22 et 23 mars), et au Théâtre de Liège (du 31 mars au 4 avril)
Melancholia
25 février 2019
Paris - Théâtre des Bouffes du Nord
Site des Cris de Paris : www.lescrisdeparis.fr
Photo © DR
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