Journal
Une interview de Loïc Pierre, directeur artistique du chœur Mikrokosmos et du Chœur de l’Education Nationale – « Je suis un réjouisseur de formes »
Vous venez d’être missionné par Jean-Michel Blanquer pour créer et former le Chœur de l’Education Nationale. Comment allez-vous procéder ?
Loïc PERRE : J’ai accepté la direction artistique du Chœur de l’Education Nationale (CEN) parce que le cabinet du ministre souhaitait amplifier le plan choral actuellement en cours et lui donner une autre résonance artistique. Mon expertise et mes expériences menées autour de l’art choral a cappella les ont séduits. J’avais fait un premier galop d’essai en juin 2018 à la Philharmonie de Paris avec la préfiguration du CEN – au menu figuraient quelques chants résolument a cappella – afin de signer et de griffer au plus vite mon projet artistique. Les 50 professeurs volontaires sont sortis galvanisés par cette immersion au sein d’un répertoire peu connu et éloigné de la chanson française harmonisée. Le CEN sera donc autant un instrument de diffusion que de formation. Le programme, intitulé « Le Bout de la Langue », prendra la forme d’un voyage choral à travers le monde, avec des œuvres plutôt brèves (françaises, russes, américaines, asiatiques, nordiques et même ... zouloues !) Mille langues convoquées pour construire, colorer, polir avec patience ce nouvel instrument.
Avec Mikrokosmos, vous avez reçu une ovation des Chefs de Chœurs lors de leur Congrès International à Puteaux, le 8 septembre. Est-ce la consécration de trente ans de travail ?
L.P. : Avec le chœur, nous avons proposé une sorte de teaser de notre vaste projet intitulé L’Origine du Monde, tétralogie sur laquelle nous travaillons depuis 2013 et qui comprend : Jumala, Chroniques des Peuples Oubliés et La Nuit dévoilée. Le quatrième volet, Le Jour m’étonne, est encore à l’état de projet. Cette tétralogie cristallise mes recherches de fusion entre art choral a cappella, arts plastiques, théâtre, happening et performance. Ce projet a trouvé récemment son point d’équilibre avec une nouvelle version de Jumala. Grâce à René Martin, nous avons rencontré à la Folle Journée de Nantes Eitetsu Hayashi (2), le grand maître du taiko. Jumala invitait déjà sur scène un taiko et il est apparu évident que nous pouvions fusionner nos arts et donner à voir et à entendre une forme nouvelle d’art choral. J’ai donc réécrit le scénario de Jumala afin d’intégrer les transes rythmiques du maître japonais non pas avec un taiko mais huit !, car au sein de la troupe Mikrokosmos, nous avons cinq jeunes percussionnistes de talent qu’Eitetsu Hayashi a formés pour la création japonaise, à Nara. Le résultat s’est avéré fusionnel, incandescent et d’une théâtralité revendiquée.
Mais n’est-ce pas La Nuit dévoilée, qui a précédé Jumala et les Chroniques, qui a tout déclenché ?
L.P. : En effet, et le succès inattendu de La Nuit dévoilée a profondément remis en question tout mon travail. Je rêvais depuis longtemps d’une grande forme comme seul le théâtre peut en offrir : les onze heures du Soulier de satin de Paul Claudel, les cinq heures d’Einstein on the Beach de Philip Glass et Bob Wilson, sans parler de l’œuvre d’Ariane Mnouchkine qui reste un modèle absolu à mes yeux. Voilà mes sources d’inspiration et de respiration.
Evidemment, avec le chant porté par de jeunes voix, il nous faut rester prudent. D’où cette tétralogie en cours dont chaque volet dure un peu plus d’une heure et peut être proposé séparément. La thématique tourne principalement autour des relations tumultueuses entre homme et femme. C’est d’ailleurs le quotidien palpitant et passionnant d’un jeune chœur dont les soubresauts incessants ne cessent de m’inspirer. Je travaille aussi sur le chœur et son potentiel narratif, et sur la notion de corps poétique, valeur si chère à Jacques Lecoq et Ariane Mnouchkine.
Le compositeur estonien Veljo Tormis (1930-2017)
Comment toute cette aventure a-t-elle débuté ?
L.P. : En 1989, armé de mon CAPES de musique, je suis nommé dans un collège sur Vierzon. Je crée le chœur du collège alors constitué de 20 collégiennes et je baptise cet ensemble Mikrokosmos, en hommage à Béla Bartók. Déjà praticien de la musique contemporaine en tant que pianiste improvisateur, je donne comme premières nourritures chorales à Mikrokosmos des jeux vocaux empruntés aux univers de l’Américaine Meredith Monk. Je me lance aussi dans une politique de commandes dont Nicolas Bacri et Patrick Burgan seront les parrains bienveillants et prodigues. Mikrokosmos est alors un chœur à voix égales et l’œuvre de l’Estonien Veljo Tormis (1930-2017) se révèlera déterminante en ces premières années.
Quand Mikrokosmos est-il devenu un chœur mixte ?
L.P. : Les voix d’hommes sont arrivées en janvier 1998. Malgré plusieurs disques et des prix internationaux obtenus avec les filles, c’était pour moi la seule voie –voix ! – possible pour évoluer et grandir encore. Surtout, en créant le jeune chœur mixte, j’accédais au grand répertoire a cappella. Cependant, je me suis retrouvé avec un chœur de 45 choristes marqué par un cruel différentiel de niveau entre les acquis et le panache des voix féminines et la fragilité des jeunes voix d’hommes. Mais avec obstination et force travail, et avec Philippe Hersant, Pascal Zavaro, Thierry Machuel ou Thomas Jennefelt comme nouveaux complices, nous avons vite fait jaillir de beaux coloris et une homogénéité d’influence toute scandinave. Des spectacles sont nés de ces premiers pas dont un ciné-concert, Ombres vives, métissé de 40 films, un concert-installation vidéo Le livre de sable, sur des images d’Antonella Bussanich et une musique de Thierry Machuel. D’autres formats ont été explorés tels que des concertos pour chœur et violon, chœur et saxophone sans oublier nos nombreuses participations à des musiques de film avec Bruno Coulais.
Et c’est alors qu’est arrivée La Nuit dévoilée ...
L.P. : A l’origine de cette Nuit dévoilée, il y a l’invitation de Paul Fournier, directeur de l’Abbaye de Noirlac, pour une grande nuit à l’Abbaye durant laquelle sont convoqués du coucher au lever du soleil des artistes de sensibilités et d’horizons différents. Nous avons toute liberté d’investir l’abbatiale dans sa globalité. Paul Fournier accepte aussi mes propositions de mettre Mikrokosmos au centre de l’abbatiale, de diviser le public en deux entités face à face et enfin de concevoir une scénographie lumière pour chacune des pièces. Mais d’autres idées essentielles charpentent l’architecture de cette Nuit dévoilée, comme la fusion des répertoires et la dissolution des repères chronologiques et musicologiques qui segmentent la fluidité du concert par des applaudissements. Enfin, la spatialisation est aussi une source de réflexion et des solutions scénographiques et chorégraphiques naissent naturellement des architectures musicales et du choix des opus : en cercle, en double cercle, autour du public, en ligne, en grappe. Conçue comme une grande arche subdivisée en trois moments nocturnes, La Nuit dévoilée invite, rapproche et accorde des compositeurs rares que les hiérarchies musicologiques opposent souvent injustement. Ici, les temps se dissolvent, les artistes se côtoient, les langues s’entremêlent et les harmonies s’embrassent. Plongé au cœur de la matière chorale, le public oublie l’espace d’une nuit ses barrières immémoriales. La nuit dévoilée a aujourd’hui été donnée en des lieux aussi divers qu’une grange, des chapelles discrètes ou de grandes maisons telles que l’Opéra de Beijing ou Taipei. Pour le Festival Via Eterna, le 20 septembre au Mont Saint-Michel, nous en serons à la 100ème représentation.
Pour Jumala et Les Chroniques, remettez-vous toujours votre travail en question ?
L.P. : Tout est perpétuel mouvement et questionnement intense, en effet : la place des taikos, la lumière avec les lanternes ou les rapports Orient-Occident dans Jumala, Notre dernier chantier en cours est la traduction en français des chants de Veljo Tormis. Les musiques de Veljo Tormis ont toujours stimulé ma jeune troupe d’alchimistes. Ses univers poétiques et archaïques, mélodiques et chamaniques ont ciselé une grande partie de l’identité de Mikrokosmos. Dès notre première rencontre, Veljo Tormis m’a vivement suggéré d’adapter son œuvre « en français ». Mais mon credo esthétique est que l’art choral a cappella repose sur un principe simple : la langue imprime le son ! Le camaïeu de voyelles, les chapelets de consonnes aux arrêtes si vives, les subtils assemblages de phonèmes courts ou longs, en bref tout ce qui constitue l’essence même d’une langue fait sonner l’art choral. Comment passer d’une couleur à une autre sans déformer la musicalité de la langue ? Survient alors la formidable rencontre avec le poète et plasticien sonore Pierre Gief. Maîtrisant tous les paramètres musicaux (Pierre Gief a une formation de hautboïste), le rimeur invité cisèle les récits « français » des peuples baltes autant dans les ors vocaux de la langue estonienne que dans ceux, tout aussi lumineux, de la poésie française. Il substitue sans les trahir les mots chatoyants de la poésie française aux longs colliers de voyelles colorées estoniennes. En 2019, nous pourrons enregistrer Les Chroniques des Peuples oubliés avec 70% de textes en français et 30% de textes en estonien.
Musicien classique, révolutionnaire ? Comment vous situez vous ?
L.P. : Je ne suis pas un révolutionnaire mais plutôt un chercheur, un laborantin, un défricheur, un passeur, un réjouisseur de formes. Mon travail est hybride, toujours inachevé et en mouvements inconstants. Je tente de faire émerger un théâtre choral (en humble écho au fabuleux théâtre dansé de Pina Bausch) avec comme savants fous ces jeunes artistes-chanteurs qui acceptent de remettre en questions les acquis de la veille. J’aime à leur dire : je suis ce que je cherche.
Propos recueillis par Michel Grinand, le 7 septembre 2018
(2) Eitetsu Hayashi et le EITETSU FU-UN no KAI se produiront à la Philharmonie de Paris le 14 octobre 2018 dans le cadre de la Saison Japonismes 2018 : bit.ly/2OKeceT
Prochains concerts de Mikrokosmos :
22/09/2018 (19h15, 20h30, 21h30) : De cloches en croches.../Villedieu les Poêles, Fonderie Cornille Havard
23/09/2018 (16h30) : La nuit dévoilée / Mont-Saint-Michel Dortoir des moines
7/10/2018 (16h) : Chroniques des peuples oubliés /Eguzon
10/11/2018 (18h00 et 21h00) : L'Origine du monde & La nuit dévoilée, Firminy, église Saint-Pierre - Le Corbusier
01/12/2018 (20h30) : Chroniques des peuples oubliés /Vierzon, Théâtre Mac Nab
www.choeur-mikrokosmos.fr/
Photo Loïc Pierre © MG
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