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Une interview de Marina Rebeka, soprano – « L’opéra n’est pas un business, mais un métier de passion »

 
 
 
 

Elle arrive en trombe, pile à l’heure, et, regard bleu acier, vous salue avec énergie. Pas une seconde à perdre et vous voilà dans sa loge après être passé sur l’immense plateau de l’Opéra Bastille où attendent patiemment chaque décor de ce Don Carlos mis en scène par Warlikowski (en 2017) qu’elle répète en ce moment et qui occupera l’affiche du 29 mars au 25 avril, sous la direction de Simone Young. Marina Rebeka, soprano lettone célébrée un peu partout dans le monde, est à Paris pour aborder sa première Elisabeth. Intarissable, elle a répondu à nos questions avec une vivacité et une connaissance du milieu musical, rares.

 
Vous voici pour la deuxième fois sur la scène de l’Opéra Bastille après vos débuts en Violetta en 2018, pour interpréter à nouveau une œuvre de Verdi, Don Carlos, dans sa version originale en français. Ce rôle vous a été proposé très tôt, mais vous avez attendu avant de l’aborder. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
 
Marina Rebeka : Je devais revenir à la Bastille pour chanter Il Trovatore, mais il y eu le covid et tout a été modifié. Ayant beaucoup interprété la Traviata j’avais prévu d’aborder d’autres partitions, mais finalement cela n’a pas eu lieu. Il m’a fallu attendre quelques saisons pour me voir proposer Don Carlos, une œuvre sur laquelle plane de grands fantasmes et en premier lieu celui de la tessiture d’Elisabeth que l’on dit grave, mais qui ne l’est pas en réalité. Celle d’Elena des Vespri siciliani l’est davantage, sans parler de celle de Médée de Cherubini, ou de Vittelia (La Clemenza di Tito de Mozart) qui l’est encore plus. Il faut donc lutter contre ces idées fausses et oublier toutes celles qui l’ont chantée. C’est finalement comme avec Norma qui peut être chantée par une voix dramatique comme celle de Dimitra Theodossiou, ou de Maria Callas, qui pouvait tout chanter.
 

Maria Stuarda à l'Opéra de Rome © Yasuko Kageyama - Opera di Roma

 
« Elisabeth est une reine et il faut le faire sentir »

Alors quel type de voix faut-il vraiment ? On sait tout de même qu’il y eu deux types de soprano chez Verdi, celui de Giuseppina Strepponi (1815-1897)qui possédait une technique héritée de la tradition belcantiste et qui interroge puisqu’elle a créé Abigaille de Nabucco, un rôle que je chanterai d’ailleurs la saison prochaine, mais pas comme le faisait Ghena Dimitrova, car il n’a pas été imaginé pour une grande voix. La Strepponi n’a eu aucun lien avec le vérisme, mais s’est imposée avec le bel canto dramatique, sans ouvrir les graves tout en conservant la coloratura. C’est fondamental, d’autant que les orchestres et la taille des salles étaient bien différents.
Le second type de voix verdien était celui de Teresa Stozl (1834-1902) pour qui a été écrit Don Carlos, mais également La Forza del destino et qui fait appel à une autre technique, avec moins de colorature, moins de graves ouverts et souvent beaucoup de noblesse. Elisabeth est une reine et il faut le faire sentir. Je n’ai pas voulu chanter ce rôle plus tôt car je devais faire attention, réfléchir et me sentir prête à exécuter les aigus pianissimo, comme l’a fait Katia Ricciarelli. Après avoir chanté de nombreuses partitions verdiennes je me sens à l’aise aujourd’hui pour livrer ma version, qui pourra plaire ou déplaire, nous verrons. L’important ce n’est pas la voix qu’il faut toujours considérer comme un instrument : l’important c’est qu’il joue. Si vous jouez sur un Steinway sans aucune expression, rien ne sera transmis. L’instrument que j’ai doit être capable d’exprimer quelque chose que le public ressente.

 
"Les paroles agissent forcément sur notre façon d’interpréter le personnage"

 

© Tatyana Vlasova

> Les prochains opéras de Verdi en France, Suisse, Belgique <
 
Alors que pendant longtemps seule la version italienne était jouée, de nos jours les deux sont données. Comment abordez-vous cette version française ? Comme une œuvre distincte de la version italienne, similaire ou complémentaire et la version choisie a-t-elle des influences sur le personnage d’Elisabeth/tta et son caractère ?

Intéressant ! En réalité je pense que la version originale a fait l’objet de nombreuses modifications. Verdi a taillé, ajouté pour obtenir une version idéale, mais finalement deux possibilités s’offrent à nous, une version française plus longue en cinq actes et une italienne plus courte, ce qui fait deux versions hybrides. Je ne pourrai pas vous parler de la version italienne, que je connais mais n’ai pas chantée, mais pour avoir souvent donné l’air « Tu che le vanità », ce qui est demandé en français vous force à oublier la version italienne, en raison du texte qui n’a rien à voir. Les paroles agissent donc forcément sur notre façon d’interpréter le personnage, on est contraint de changer le phrasé, les couleurs pour se rapprocher du goût alla Meyerbeer, car ce n’est pas du pur Verdi. N’oublions pas que c’est en France que le grand opéra est né. Mais c’est beau d’avoir ces versions que l’on peut comparer, comme certaines partitions de Rossini.

 
« Il est indispensable de conserver le centre de la voix pur et poli, il doit rester inchangé, même lorsqu’il faut aller vers le grave, sans jamais perdre l’aigu »

 
 
Avant de pouvoir vous définir comme un grand lirico coloratura et de resserrer votre répertoire, vous avez abordé quantité d’héroïnes et de partitions de Mozart à Rossini en passant par Bellini, Donizetti, Puccini et un peu d’opéra français, sans oublier Verdi, dont vous avez chanté une dizaine de rôles. A partir de quand savez-vous qu’une partition est faite pour vous et convient à votre voix ?

Hum… demande difficile, car nous sommes tous et toutes confrontés à nos plannings. Si je pense à 2029, je dois anticiper et imaginer quel rôle sera fait pour moi dans quatre ans, deviner quels effets il pourra avoir sur ma voix ; si je chante Madama Butterfly, qui est différent d’un Verdi ou d’un Rossini, je sais pertinemment que je dois avoir une période de calme juste après pour retrouver un équilibre, environ deux semaines, pour revenir au son de Verdi par exemple, car Puccini demande beaucoup à l’expression, au souffle et à l’intonation. Donc je dois être consciente et clairvoyante pour éviter de prendre des risques. Quand j’ai dit que je ne souhaitais plus chanter Mozart, les choses ont changé car j’avais des projets, mais j’ai décidé d’évoluer en tant que musicienne et je savais qu’il me fallait choisir un autre type de musique, avoir du temps pour apprendre et trouver les solutions techniques appropriées.

Je ne peux pas chanter Puccini comme Verdi et je dois me fier à moi. On me compare souvent à Maria Callas, ce qui est flatteur, mais qui n’est pas sans risque, car si on pense à elle on se souvient qu’elle pouvait chanter Wagner, Turandot de Puccini mais également Norma, Lucia ou Tosca et qu’elle a pour se faire, cherché des graves qui lui ont altéré ses aigus. Il est indispensable de conserver le centre de la voix pur et poli, il doit rester inchangé, même lorsqu’il faut aller vers le grave, sans jamais perdre l’aigu. Tout doit rester intact sans que l’extension n’en souffre. On le voit quand on est toujours capable de chanter piano, avec un son d’une belle couleur et d’une qualité égale. Quand j’ai voulu aborder Butterfly mon entourage s’est inquiété, mais j’ai répondu que je n’allais pas hurler ou déformer mon instrument. Je regarde toujours attentivement la partition et me demande ce que le compositeur voulait. Avant d’accepter Don Carlos j’ai su mettre à mon répertoire des rôles très utiles comme Stuarda, Bolena ou Il Trovatore qui demandent également de l’agilité.

 

Médée à la Scala ©  Brescia e Amisano - Teatro alla Scala

 
« Transmettre est essentiel car si je vois un jeune musicien qui parvient à résoudre une difficulté mieux que moi, cela me fait plaisir »

 

 
Bien que vous soyez en activité et très occupée entre déplacements, répétitions, représentations et promotions diverses, il vous arrive de donner des masterclasses : que trouvez-vous dans la transmission que vous ne trouvez pas ailleurs ?

Je pense que donner des masterclasses est une obligation pour tout artiste qui souhaite partager sa vision du chant. Si on peut le faire, transmettre est essentiel car si je vois un jeune musicien qui parvient à résoudre une difficulté mieux que moi, cela me fait plaisir. Souvent lorsque l’on essaie d’analyser, on réfléchit mais on peut aussi perdre du temps, alors qu’à deux on peut mettre en commun nos efforts, associer, imiter et ce qui ne fonctionne pour soi peut fonctionner chez les autres. Il faut chercher les solutions et j’aime ça. Je n’enseigne pas beaucoup car je travaille énormément et quand j’ai un moment je me passionne pour les lieder, que l’on délaisse selon moi au profit de l’opéra, alors que les deux sont essentiels. En récital on doit être capable de créer un monde qui s’arrête en deux minutes, alors qu’à l’opéra on construit sur un temps plus vaste. Cela me manque, je parle allemand mais le chanter est différent et il me faudrait plus de temps pour étudier la poésie. Je considère L’invitation au voyage comme un chef-d’œuvre, c’est quasiment un opéra miniature.

 

© Tatyana Vlasova

 
« Si on laisse un témoignage dont on n’est pas satisfait cela ne sert à rien »

C’est plutôt rare mais vous avez fondé votre propre label discographique, Prima Classic (1), avec l'ingénieur du son Edgardo Vertanessian. Peut-on savoir ce qui a motivé cette décision, si vous êtes satisfaite des résultats et après plusieurs intégrales (Norma, Pirata, Traviata) et récitals, quels sont vos projets ?

Je dois vous préciser qu’il ne s’agit en rien d’un projet uniquement tourné vers ma personne, car nous avons une centaine d’artistes, neuf orchestres, sept chœurs, vingt-cinq chanteurs et onze chefs d'orchestre. Nous représentons des artistes mais également différents types de musique, classique, contemporaine, piano, guitare, mais il est vrai que les enregistrements d’opéra éclipsent les autres surtout aujourd’hui où il est devenu difficile d’en faire.
Nous n’avons plus de sponsors et trouver un orchestre qui accepte nos conditions n’est pas facile, surtout en studio, qui est devenu un luxe quand on cherche à faire des éditions critiques qui demandent une grande attention. Nous allons publier prochainement une intégrale de Simon Boccanegra avec Francesco Meli et Ludovic Tezier, un live enregistré à Naples. Nous cherchons à laisser un témoignage de qualité ce qui nous demande un gros travail, car nous ne voulons que les meilleures prises. En général cela se fait à l’heure et donc le temps est compté. La musique, les textes, l’image tout doit être parfait. Comme je ne trouvais pas cela ailleurs, que la technique n’était pas toujours adaptée à mon type de voix, je me suis engagée dans cette aventure. Si on laisse un témoignage dont on n’est pas satisfait cela ne sert à rien. J’ai donc décidé de le faire de mon côté, pour laisser aux générations suivantes un beau résultat. L’opéra n’est pas un business, mais un métier de passion, bon pour la santé, une arme psychologique essentielle qu’il faut préserver.
 
Propos recueillis et traduits de l’italien par François Lesueur, le 11 mars 2025
 

> Les prochains opéras de Verdi en France, Suisse, Belgique <

(1) primaclassic.com/

Verdi : Don Carlos
29 mars, 1er, 4, 9, ; 12, 17, 20 & 25 avril 2025
Paris – Opéra Bastille
www.operadeparis.fr

Photo © Tatyana Vlasova
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