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Une interview de Serge Dorny, directeur de l’Opéra national de Lyon - La presqu’île de l’innovation
Serge Dorny vit sa treizième saison à l’Opéra national de Lyon, un mandat heureusement conduit au vu des ouvrages de la prochaine saison, dont le point d’équilibre et de rayonnement sera une fois encore le Festival, singularité du second théâtre lyrique de France qui, non, obstinément, ne veut pas tomber dans le piège du Répertoire. Une rencontre s’imposait.
Comment vous est venue l’idée de monter Les Stigmatisés ?
Serge DORNY : Toute cette période de la création musicale me passionne, c’est une période « idyllique » pour les arts : pour l’opéra nous avons parallèlement Zemlinsky et Schreker, c’est d’ailleurs dommage vu la diversité des ouvrages lyriques que nous ont légués ces compositeurs, que seul Der Zwerg de Zemlinsky soit parfois monté, plus rarement Kreiderkreis ou Ferne Klang, alors que ces œuvres, et évidemment au premier chef Les Stigmatisés sont extraordinaires. D’autre part ce sont des opéras qui entrent en résonance avec l’actualité.
Dans tous les opéras de Schreker on assiste à une recherche de l’absolu, chez Zemlinsky la profondeur des sujets, qui sont souvent terribles, voyez celui du Nain qui relate la tragédie d’un homme laid, tout comme d’ailleurs Les Stigmatisés de Schreker dont le livret était initialement destiné à Zemlinsky qui en reprendra l’essentiel de la thématique dans Le Nain, tout cela nous parle d’aujourd’hui.
Si j’ai donc choisi de présenter à l’Opéra de Lyon la création française scénique des Stigmatisés c’est autant pour la beauté anthologique de sa musique – l’orchestre de Schreker est un univers en soi, écoutez l’ouverture, la bacchanale du troisième acte, ce sont des moments d’écriture orchestrale incroyables – que pour la force du sujet. En plus j’avais l’idée de faire un festival autour de la thématique du jardin et l’Elysée où se déroule le Troisième acte me paraît comme le jardin des propres désirs, des propres folies d’Alviano qui est un personnage bien plus ambigu qu’il n’y paraît, ce dont le spectateur ne prendrait pas conscience sans tout ce qui se passe dans l’Elysée : c’est le jardin qui dévoile la part sombre d’Alviano, ses obsessions sexuelles qu’il projette sur Tamare. Après tout nous sommes exactement à l’époque de Freud. Le jardin est une thématique inépuisablement utilisée par l’opéra, voyez dans le cadre de notre Festival le jardin entre la vie et la mort de l’Orfeo de Gluck.
Pourquoi un Festival annuel à l’Opéra de Lyon ?
S.D. : Depuis la deuxième saison de mon mandat j’ai voulu créer un projet qui fédère les différentes ressources de cette maison. Monter trois nouveaux spectacles de front cela implique une logistique resserrée et entraîne une vraie solidarité fédératrice entre les différents corps de métier et produit une dynamique porteuse. Cela permet également à cette maison de créer un rapport différent avec la cité : pour un temps bien délimité, l’opéra en devient quasiment le cœur. Il y a à chaque fois un avant et un après Festival. J’ai le sentiment qu’après chaque Festival la “maison Opéra de Lyon“ sort transformée.
Cela fédère-t-il un public différent ?
S.D. : L’Opéra de Lyon est une maison ouverte, je l’ai voulue ainsi, elle est fréquentée par un public très diversifié, mais le Festival y ajoute un public international. Les spectateurs viennent pour trois jours, ils découvrent la ville, cela devient pour nombre d’entre eux un rendez-vous durant lequel ils vont vivre trois soirées révélant des premières voire des créations mondiales comme Claude de Thierry Escaich sur le livret de Robert Badinter et dans la mise en scène d’Olivier Py.
Justement, le Festival de l’année prochaine verra la création de «Benjamin dernière nuit » de Michel Tabachnik …
S.D. : « Benjamin dernière nuit » est né de discussions à trois avec Régis Debray et Michel Tabachnik autour de Walter Benjamin, personnage qui fascine depuis longtemps Régis Debray. Il faut dire que c’est un personnage hors norme, tenu pour un génie par certains, considéré comme un dilettante par d’autres. Il s’intéressait à la fois à l’urbanisme, à la musique, à la poésie, à la littérature et je peux comprendre que Régis Debray se retrouve dans ce miroir tendu par la vie et l’œuvre de Walter Benjamin.
La question était comment traiter cette dernière nuit de Walter Benjamin, celle où il a consommé son suicide. Régis Debray y a saisi l’opportunité de lui faire revivre ses grandes rencontres en les incarnant, Annah Arendt, André Gide, Theodor Adorno, Berthold Brecht, et pour chacune de ces « apparitions-souvenirs » il fallait créer un univers sonore particulier, ce qui tombait naturellement dans la création musicale de Michel Tabachnik dont l’écriture, souvent mue par un principe de variations, correspondait au déroulement dramatique pensé par Régis Debray. C’est ainsi qu’est né le projet.
Lors de ce prochain festival vous avez programmé La Juive de Jacques-Fromental Halévy en la confiant à Olivier Py…
S.D. : Je m’intéresse beaucoup à ce répertoire et le thème de l’ouvrage d’Halévy rejoignait celui du prochain Festival intitulé « Pour l’humanité ». La tolérance, la fraternité, l’ouverture d’esprit, tout cela est traité dans La Juive. Là encore, que de résonances avec l’actualité. On a toujours pensé qu’avec la fin de la deuxième guerre mondiale, puis la chute du mur de Berlin, les tragédies de l’Histoire s’arrêteraient là et finalement non. Initialement le thème du Festival était l’autre, l’étranger. Le sujet de La Juive c’est tout cela à la puissance cent, un opéra qui traite de la liberté de la foi, de l’intégrisme, de la tolérance. Songez que lors de sa création à la Salle Le Peletier le 23 février 1835 La Juive a remporté un immense succès auprès du public parisien avant de gagner les scènes du monde entier, du Met de New-York aux opéras allemands, elle n’a disparu du répertoire en Allemagne qu’en 1934 devant la montée du nazisme.
A plus d’un titre c’est une œuvre emblématique. Elle pose des défis redoutables à ses interprètes, aux chanteurs d’abord, mais même à l’orchestre. Et je pense qu’elle correspond parfaitement à Olivier Py, qui d’ailleurs s’est déjà illustré dans ce style du grand opéra français avec un ouvrage dont la thématique spirituelle est proche, Les Huguenots de Meyerbeer. Le dispositif scénographique qu’il présente est extrêmement excitant ; c’est comme une toile peinte qui se déroule, en fait ce sont des éléments de décors qui se substituent les uns aux autres, créant une scène toujours mouvante, en perpétuelle évolution.
Et Daniele Rustioni sera dans la fosse pour cette Juive. Il vient d’être nommé directeur musical de la maison. J’ai encore le souvenir de sa direction si sombre, si minérale de Simon Boccanegra. Comment l’avez-vous découvert ?
S.D. : Il faut ouvrir l’opéra à des nouveaux talents, à des artistes qui viennent d’autres horizons. C’est le cas de Daniele Rustioni, et c’est une tradition initiée par mes prédécesseurs à Lyon, qui ont fait confiance à des chefs venus d’abord d’autres horizons musicaux que ceux des théâtres lyriques. Voyez John Eliot Gardiner. C’est important pour le monde de l’opéra de constamment se renouveler, sinon vous tombez dans le ronronnement du répertoire. Il faut travailler sur l’invention. Vous avez constaté l’investissement d’Alejo Pérez hier soir dans Les Stigmatisés – après Lady Sarashina, Pollicino, Le Rossignol – et bien il a commencé dans la maison comme assistant. Sur un autre répertoire, voyez le parcours de Stefano Montanari.
Le travail effectué par Daniele Rustioni avec l’orchestre à l’occasion de Simon Boccanegra, la manière dont il a su modifier le son, a étonné tout le monde, et vous-même d’ailleurs vous m’en aviez fait la réflexion. Sa lecture de la dramaturgie de la pièce était formidable. C’était le bon moment. Je me réjouis qu’il ait accepté.
Propos recueillis par Jean-Charles Hoffelé, le 14 mars 2015
Site de l'Opéra national de Lyon : www.opera-lyon.com
Photo @ Philippe Pierangeli
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