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Une interview de Stéphane Degout – « Une prise de rôle, quelle qu’elle soit, est toujours un danger »
Riche actualité pour Stéphane Degout. Il vient d’interpréter pour la première fois – avec succès – Posa à l’Opéra de Lyon et sera très bientôt au cœur de Lessons in Love and Violence, une création mondiale de George Benjamin qui occupe la scène de Covent Garden du 10 au 26 mai. En parallèle, la discographie de l’artiste – après un très beau récital de mélodies françaises avec Cédric Tiberghien au piano l’an dernier (B Records) – vient de s’enrichir du programme « Enfers », enregistré avec Raphaël Pichon et son ensemble Pygmalion (Harmonia Mundi). L’occasion était toute trouvée donc pour interviewer un baryton que rien n’arrête et qui déborde de projets. Très satisfait des perspectives ouvertes par sa prise de rôle verdienne, le chanteur s’est longuement expliqué sur l’après Pelléas, les metteurs en scène qui ont jalonné sa carrière et les partitions vers lesquelles il va désormais s’orienter.
Vous venez de terminer la série de Don Carlos à l’Opéra de Lyon, où vous interprétiez votre premier Posa dans une mise en scène de Christophe Honoré. Quel bilan pouvez-vous dresser de cette prise de rôle qui semble marquer une nouvelle étape dans votre carrière ?
Stéphane DEGOUT : Le rôle de Posa, comme celui d’Onéguine qui est prévu dans quelque temps, était attendu ; ces emplois font partie des étapes « préinstallées » dans un parcours comme le mien. Il arrive en tout cas au bon moment, car depuis trois ans que le projet est en préparation, cela m’a fait réfléchir à l’orientation que ce type de répertoire, plus lyrique, allait m’obliger à prendre. Cette espèce de reconversion est intervenue en fait assez naturellement après avoir pris la décision d’abandonner Pelléas. Je chante depuis vingt ans et il est normal d’envisager régulièrement de nouveaux cycles, dont le prochain est marqué par l’arrivée de Posa, personnage qui m’a conduit à reconsidérer l'état de mon répertoire et ce vers quoi je devais aller. Je suis très heureux d'avoir tenté cette prise de rôle qui m’a fait très peur, mais qui m’a procuré un grand plaisir, à l’image de celui de Pelléas que je redoutais en le répétant la première fois, me disant que j’avais vraiment fait une erreur en l’acceptant, car on ne se rend compte de la complexité d’un personnage qu’au moment où on le prépare ; c’est seulement là que l’on réalise ce qu’il demande comme endurance. Le cas de Don Carlos est particulier, car l’opéra dure cinq heures et il faut savoir comment gérer son temps, même quand nous ne sommes pas en scène. Il faut rester concentrer, chaud, pour ne pas perdre le fil de la représentation et cela ne peut se vérifier qu’une fois sur le plateau.
En presque vingt ans de profession vous avez commis peu d’erreurs, inscrivant avec prudence chaque nouveau personnage à votre répertoire. Il est cependant surprenant que l’on ne vous ait jamais entendu dans Don Giovanni depuis votre expérience avec Klaus Michael Grüber. Avez-vous l’intention d’y remédier ?
S.D. : Je me souviens avoir sauté sur l'occasion lorsque Gerard Mortier m’a offert ce rôle en 2003 ; il avait en fait très bien « enrobé » la chose, en me faisant croire qu’il ne voyait que moi dans cette production, alors que j’arrivais après que d’autres barytons ne se soient désistés. L’idée de travailler avec Grüber, ou avec Chéreau d’ailleurs, deux figures emblématiques, m'avait attirée, ce qui explique pourquoi j'ai accepté sans trop hésiter cette proposition, sans envisager les risques ; et pourtant je me suis trompé, car quand on lit la partition, le rôle n'est pas difficile, pas d'aigu, pas de grave, cependant il est omniprésent, on ne parle que de lui et tous ces éléments sont à prendre en considération. Je me suis rendu compte trop tard que je n’avais pas les épaules suffisamment larges à l'époque. J'ai eu peu de propositions après ce premier Don Giovanni qui souffre, selon moi, de l’image un peu galvaudée de « latin lover », beau mec de trente ans que beaucoup lui accolent et qui ne m'attire pas. Je ne suis pas la personne qui faut si un metteur en scène imagine ainsi le personnage. La dernière proposition qui m’a été faite est celle de Bernard Foccroulle qui avait pensé à moi pour interpréter le rôle-titre l’été dernier à Aix-en-Provence dans la mise en scène de Jean-François Sivadier ; cette collaboration m'intéressait, mais quand j'ai vu le résultat je me suis dit qu'une fois encore je n'aurais pas été à ma place. Il y a d'autres rôles que je j'aurais aimé chanter comme Figaro, Billy Budd, mais c'est maintenant trop tard.
© Jean-Baptiste Millot
Vous avez eu jusqu’ici la chance de travailler avec des metteurs en scène importants tels que Patrice Chéreau, Bob Wilson, Olivier Py, Joël Pommerat ou Katie Mitchell. Que vous ont-ils appris d’essentiel pour avancer dans ce métier et progresser en tant qu’artiste ?
S.D. : Tous ces metteurs en scène, auxquels j’associe également Torsten Fischer qui m’a dirigé dans Iphigénie en Tauride à Vienne, ont avant tout une approche du texte très poussée et une envie de raconter une histoire en profondeur. Quand le livret est basé sur une pièce existante, une lecture attentive est indispensable car cela nous aide à mieux comprendre le passage à l'opéra. Nous venons tout juste de commencer les répétitions avec Katie Mitchell de la prochaine création de George Benjamin Lessons in love and violence et elle est arrivée avec une biographie très élaborée de chaque personnage ; tout n’est pas dit dans le livret et selon elle, nous pouvons avoir besoin de ces compléments. Ici nous disposons de la pièce de Marlowe, Edouard II, dont Martin Crimp, le librettiste, s'est inspiré, mais dont il s'est éloigné et dans ce cas il est bon d'avoir des indications supplémentaires en plus des faits historiques. Le spectateur ne le verra peut-être pas, mais cela nous permet d'être plus solide, plus nourri. Cette méthode qu’elle expérimente sur la plupart de ses mises en scènes n’est pas toujours aussi poussée, mais elle est vraiment utile. Sans aller jusque-là, je travaille un peu comme cela avant d’arriver en répétition, je me construis un parcours, je lis, me documente pour que mon personnage ait une charpente.
Avec Mozart, le répertoire baroque et la création contemporaine, l’opéra français occupe une place de choix dans votre carrière. Hamlet, et plus encore Pelléas que vous avez décidé d’abandonner, comptent parmi vos plus belles créations. Vous a-t-il toujours facile de vous glisser dans les univers et les esthétiques souvent très radicales de Wilson, Audi ou Mitchell ?
S.D. : Oui, car chaque mise en scène enrichit la suivante ; nous n’arrivons jamais tout à fait vierge sur un plateau car nous avons réfléchi ou participé à d’autres spectacles avant. Pelléas et Mélisande est un cas à part, car il permet d’aller dans toutes les directions, c'est un ouvrage très ouvert. Nous avons étudié le versant « naturaliste » avec Katie Mitchell en montrant les choses crûment, le versant « naturaliste-esthétique » avec Jonathan Miller qui avait opté pour une vision très 1900 avec de très beaux décors et des costumes très élaborés, tandis que chez Pierre Audi et Wilson nous étions plus proches du rêve et de la symbolique ; mais cela n’était possible qu’avec une œuvre de cette force et de cette complexité. Pourtant lorsque j'ai décidé d'abandonner le rôle il y deux ans, c’est parce que je me suis dit qu’après avoir été si loin avec Katie Mitchell je ne pourrai jamais plus renouveler une telle expérience.
Ne craignez-vous pas de regretter d’avoir pris cette décision ?
S.D. : Le concert prévu en octobre prochain à l'Opéra-Comique (2) est une chose particulière, car nous serons accompagnés par un pianiste que je connais bien, autour duquel la direction de la salle Favart a constitué une équipe de jeunes chanteurs qui feront tous leurs débuts. J’ai accepté de chanter à cette occasion mon premier Golaud, mais je ne suis pas encore prêt pour aborder le rôle dans les conditions exigées par l'opéra. Je savais que l'on allait me tomber dessus et que certains en profiteraient pour me proposer de l’interpréter sur scène, mais je veux juste l'essayer sous cette forme pour le moment. Après, d’un point de vue théâtral, Golaud est pour moi le personnage principal, celui qui dispose de la plus significative évolution psychologique et du « voyage » le plus développé. Je ne peux m’empêcher de faire aujourd’hui un parallèle avec Posa dont j'ai découvert des similitudes dans le parcours dramatique, un peu comme avec Hamlet, un rôle très fort aussi. Golaud est donc un projet très spécifique car j'ai fait mes adieux à Pelléas voici deux saisons, mais il me faudra encore patienter pour le jouer sur scène. Et pour revenir à votre question, je pense qu’il est préférable que je prenne la décision d'arrêter, plutôt que celle-ci vienne de l'extérieur.
© Jean-Baptiste Millot
Votre éventail est très large puisque vous chantez aussi bien le répertoire baroque français que la création contemporaine et ce de façon régulière, depuis vos premiers pas dans La dispute de Benoît Mercier en 2013, suivis de Au monde et Pinocchio de Philippe Boesmans et, bientôt, par Lessons in Love and Violence de Benjamin. Bien que cela semble évident chez vous, rares sont les artistes lyriques qui s’y confrontent naturellement. Qu’est-ce qui vous attire en premier lieu ?
S.D. : La première création à laquelle j’ai participé à Bruxelles m’a donné envie et je me suis tellement engagé sur ce projet que l’on m’a tout de suite catalogué parmi les jeunes chanteurs qui ne reculaient pas devant la musique de leur temps. Et il est vrai que la proposition de Boesmans est arrivée très vite après La dispute. Je pense sincèrement qu’il ne faut pas avoir peur de cette musique ; bien sûr il ne faut pas se lancer sans réfléchir, mais j'ai eu de la chance car ces compositeurs aiment les voix et savent écrire pour elles. C'est un confort assez rare et il ne faut pas bouder son plaisir. Les partitions arrivent souvent tard, mais celle de George Benjamin nous est parvenue en novembre dernier et je m’étais entretenu à plusieurs reprises avec lui au préalable, ce qui est rassurant. Vous savez même si l’on connaît un opéra et la teneur d'un partition, il ne faut jamais oublier qu'une prise de rôle, quelle qu’elle soit, est toujours un danger. Pour ce qui est de Lessons in Love. il s’agit d’une grosse production qui demande un grand investissement puisque j’ai déjà accepté de participer aux reprises prévues à Lyon, Barcelone, Madrid et Chicago. Mais j’y suis favorable, car donner une œuvre une seule fois est quelque chose de frustrant.
Pouvez-vous nous parler du personnage que vous allez incarner à Londres, dans un ouvrage tiré de la pièce Edouard II de Marlowe, un contemporain de Shakespeare. King est un héros complexe partagé entre l’amour et la politique ...
S.D. : On le connaît car il a existé et que son parcours a été largement commenté : il s’agit d’un roi déconnecté de la réalité, orgueilleux, tourné avant tout vers son propre plaisir et en particulier celui que lui procurait son amant Gaveston, puisqu’il était homosexuel. La partie historique n’est pas éludée dans l'opéra, découpé en sept scènes où l’on retrouve certains faits réels relatés avec une grande densité, surtout lorsque King est présent ; par ailleurs l’œuvre ne durant qu’une heure trente l’auditeur aura le sentiment d’aller à l’essentiel et le texte de Crimp sera là pour combler certaines ruptures ou omissions.
On parle également de votre participation au prochain opus de Boesmans, qui marquerait votre troisième collaboration : là encore il est rare d’être aussi étroitement associé à un compositeur et à un metteur en scène, en l’occurrence Joël Pommerat.
S.D. : Il est exact que Boesmans réfléchit déjà à son prochain opéra, mais il se fera sans Pommerat et la première est prévue dans cinq ans ce qui nous laisse du temps…
"Enfers" ( 1 CD Harmonia Mundi HMM 902288)
L’exigence qui caractérise votre carrière se voit dans le choix de vos rôles, de vos collaborations, des projets auxquels vous vous associez, jusqu’aux disques que vous enregistrez. Le dernier en date sorti chez Harmonia Mundi, « Enfers », avec Raphaël Pichon et Pygmalion propose une sorte de voyage initiatique autour d’une traversée des Enfers. Quelle a été votre contribution à la réalisation de ce programme ?
S.D. : Il est le fruit de nombreuses discussions, car nous avions en tête un disque construit autour d’un programme en français ; Rameau s’est imposé rapidement, suivi par Gluck, puis Raphaël a décidé d’ajouter des morceaux musicaux qui se sont greffés au fur et à mesure. L’hommage à la basse-taille Henri Larrivée (1737-1802 ndlr) est intervenu plus tard, lorsque nous avons découvert que ce chanteur, lyonnais, comme moi, avait créé à Paris les rôles d’Oreste et d’Agamemnon et avait été l’interprète de Gluck. En tournant autour de ce personnage, nous avons imaginé ce voyage aux Enfers que Raphaël a complété avec cette étrange partition parodique de requiem, dont il a souhaité utiliser des passages pour que le projet global prenne tout son sens.
Même si vos personnalités et vos voix sont différentes, on ne peut s’empêcher de voir des similitudes entre vous et les barytons Thomas Hampson et Simon Keenlyside, notamment pour ce qui concerne la question des rôles que vous avez prévu d’aborder. Que leurs devez-vous ?
S.D. : C’est exact, on pourrait ajouter José Van Dam et Robert Massard qui sont très importants à mes yeux. Hampson s’est rapidement tourné vers des emplois plus lourds et je me souviens d’une interview dans laquelle il avait dit qu’après avoir chanté un rôle comme Pelléas on ne pouvait plus rien aborder d’aussi riche et que cela devait être terrible. J'ai compris ce qu’il voulait dire par la suite, car ce rôle peut symboliser une sorte d’aboutissement. J'ai arrêté de chanter Pelléas car j'ai su que Posa et Onéguine allaient lui succéder ; le chanter en l'alternant avec d’autres opéras est impossible, car ils ne se répondent pas. Posa, comme avant avec Hamlet, m'amènera vers quelque chose de différent, vers une autre vocalité, vers quelque chose d’aussi fort en tout cas et je me réjouis également de savoir que le Yeletski de La Dame de Pique n’est pas loin.
Avec le recul quels sont les rôles qui vous ont appris des choses que vous ne soupçonniez pas de vous-même ?
S.D. : Oh ... je vois ce que vous voulez dire ; quoi ? je ne sais pas, mais Posa, Hamlet, Thésée, Oreste et Pelléas, avec qui j’ai toujours entretenu des rapports particuliers et ce depuis le conservatoire où l’on m'en parlait déjà, m'ont beaucoup intéressé et énormément apporté. Difficile de savoir ce qu'ils m'ont permis de découvrir de moi, ce que je sais, c’est qu’un personnage comme Posa arrive au bon moment car je suis vocalement au mieux de ma forme et psychologiquement il arrive à point nommé car il vit des choses qui me correspondent et j'y ai donc trouvé des similitudes.
De tous les arts, qu’est-ce que l’art lyrique est seul à permettre ?
S.D. : Il y a quelque chose de troublant dans le chant car c’est à la fois absolument artificiel, anti naturel alors que l’on fait croire le contraire, il suffit de faire le rapprochement avec la vie réelle pour constater que l’on parle et pourtant l’opéra nous permet d’aller très loin, de toucher grâce au pouvoir de l'expression et de la compréhension qui va bien au-delà du sens des mots et de l’intellect. Bien sûr cela dépend de la musique qui est dessous, mais ce qui est magique c’est que l’art lyrique parle au cœur et de manière universelle, même si on ne comprend pas la langue, il est fascinant de constater combien la musique permet de faire passer des émotions incroyables.
Propos recueillis par François Lesueur le 10 avril 2018
(1) G. Benjamin/Martin Crimp : Lessons in Love and Violence - création mondiale au Royal Opera House de Londres dir. George Benjamin, mise en scène : Katie Mitchell, avec Barbara Hannigan, Gyula Orendt et Peter Hoare / Du 10 au 26 mai 2018 : www.roh.org.uk/productions/lessons-in-love-and-violence-by-katie-mitchell
(2) Salle Favart le 23 octobre 2018 avec : Jean-Christophe Lanièce (Pelléas), Amaya Dominguez (Mélisande), Stéphane Degout (Golaud), Majdouline Zerari (Geneviève), Thomas Dear (Arkel) & Martin Surot (piano)
Photo © Jean-Baptiste Millot
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