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Une interview de Vilde Frang, violoniste – « Je me sens investie d’une sorte de mission pour des répertoires moins explorés. »
Vilde Frang vient de faire paraître, accompagnée par le Deutsches Symphonie-Orchester Berlin placé sous la direction de Robin Ticciati, une exceptionnelle version du Concerto pour violon et orchestre op.61 d’Elgar (Warner Classics). C’est quelques jours après une interprétation tout aussi mémorable du Concerto de Schumann, avec l’Orchestre philharmonique de Radio France dirigé par son confrère Leonidas Kavakos (1), que nous avons pu rencontrer l’artiste norvégienne, passionnée par les répertoires méconnus, et évoquer en particulier ces deux chefs-d’œuvre, rares en concert comme au disque. Une discussion toute de spontanéité et sans langue de bois.
Avant ce disque consacré à Elgar, vous aviez enregistré aux côtés du pianiste José Gallardo un disque intitulé « Homage » (Warner Classics) consacré à de grands violonistes du passé, essentiels, pour vous. Quels étaient les musiciens qui, justement, quand vous étiez enfant, vous ont inspirée, ont nourri votre son ?
Bien sûr, il y avait Heifetz, Oïtrakh, et mes maîtres. Mais une des premières violonistes dont j’ai écouté les enregistrements, et qui m’impressionna, fut la Française Jeanine Andrade (1918-1997). Contemporaine de Ginette Neveu, elle reste moins connue que celle-ci, mais fut pour moi très importante. Et je suis heureuse de pouvoir lui rendre hommage.
Je dois dire aussi que bien des musiciens, qui ne sont pas violonistes, ont compté énormément pour moi. Par exemple, Cecilia Bartoli, qui fut mon héroïne, et que je regardais constamment dans des videos. De même, en ce qui concerne Jacqueline du Pré qui m’a beaucoup inspirée par sa liberté. Ou Martha Argerich, ou Dietrich Fischer-Dieskau. Parfois, quand je joue certaines œuvres, je me demande comment atteindre la clarté de Martha Argerich, ou la noblesse de Fischer-Dieskau. Je ne me considère pas comme une «violoniste », c’est trop restrictif, je dirais même ennuyeux !
© Marco Borggreve
« Rien dans le Concerto pour violon de Schumann n’est conventionnel »
Vous venez d’interpréter à Paris le Concerto de Robert Schumann, que vous allez beaucoup jouer cette année. Que représente cette œuvre pour vous ?
C’est une partition que j’ai abordée tardivement. Comme la Fantaisie en ut majeur, l’autre œuvre concertante de Schumann, dont je joue la version de Kreisler, la version originale de Schumann étant selon moi, insuffisamment « fournie ». J’ai beaucoup écouté le Concerto pour piano ou le Concerto pour violoncelle, avant de venir plus récemment à celui pour violon, une œuvre que j’aime désormais passionnément. C’est une composition dans laquelle Schumann a tellement donné. Tellement humaine et émouvante. Rien dans cette pièce n’est conventionnel.
Même si je l’ai abordée tardivement, c’est une œuvre que je veux jouer depuis longtemps. Mais elle est difficile d’accès.
J’aime aborde les répertoires peu explorés. Quand j’ai enseigné, à Oslo, durant dix ans, je demandais aux élèves de « me » jouer ce qu’ils souhaitaient, à condition que ce ne soit pas Brahms ni Tchaïkovsky ! Tout ce qu’ils voulaient, sinon, dans le répertoire violonistique, Korngold, Schubert, Schumann, Tartini, ce qu’ils souhaitaient.
Korngold dont vous venez du reste d’interpréter le Concerto pour violon au côté de l’Orchestre philharmonique de Berlin sous la direction de Kirill Petrenko …
C’est un chef merveilleux, qui va au cœur des œuvres. Il ne s’intéresse qu’à la manière dont va sonner la musique. Il est tellement humble, discret. Toute son énergie est tournée vers la musique. Et l’énergie qu’il crée avec l’orchestre est incroyable.
« Quand je joue le Concerto pour violon de Schumann, j'imagine que je suis violoncelliste. »
© Marco Borggreve
> Les prochains concerts symphoniques avec violon <
Comment procédez vous pour aborder des partitions aussi complexes – pour évoquer des œuvres qu’on a pu récemment vous écouter interpréter à Paris – que les concertos de Schumann, Elgar ou Berg ?
Pour évoquer Schumann, j’ai beaucoup écouté son répertoire pour piano, que j’aime énormément, le Carnaval de Vienne , les Davidsbundlertänze, les Scènes de la forêt, les Novelettes ou les Fantaisiestücke par exemple. C’est le Schumann que je retrouve dans le Concerto pour violon. J’imagine, quand je le travaille, que je suis une violoncelliste. Malgré les liens que Schumann a pu entretenir avec Joseph Joachim, on n’a pas l’impression que le compositeur a reçu les conseils d’un violoniste pour composer cette œuvre. On a l’impression de « courir dans une piscine » quand on joue ce morceau. Quand je le joue, je pense constamment au Concerto pour violoncelle. Il y a certes le deuxième mouvement, qui est moins difficilement abordable ; un sommet émotionnel. Mais tout est merveilleux dans cette œuvre, du premier mouvement, si poétique, à la polonaise qui le conclut.
En fait, pour comprendre et appréhender pleinement une partition, je dois la jouer énormément. Pour ce qui concerne le Concerto d’Elgar, c’est une œuvre effrayante de cinquante minutes. Et on ne commence à la maîtriser qu’en la jouant sur scène. Au risque d’user d’un cliché, c’est un voyage. Et il faut un chef qui comprenne la direction du flux musical, la manière d’habiter la phrase musicale. Et avant d’aborder un concerto avec l’orchestre, il m’est indispensable de la travailler avec un pianiste. J’obtiens alors des réponses que je ne peux trouver quand je travaille seule. Je dois trouver le paysage. Je précise que je ne peux travailler moi-même au piano … Je joue de cet instrument avec un doigt !
Que pensez vous du propos selon lequel des concertos comme ceux de Schumann ou d’Elgar ont besoin d’être défendus ?
Je parlerais plutôt d’une sorte de mission. On n’est bien sûr pas confronté à cela avec Mendelssohn, Brahms, Tchaïkovsky ou d’autres. Mais pour ceux que vous évoquez, on a le sentiment de dire aux auditeurs : « Regardez, je vais vous montrer, je vais vous expliquer à quel point ces œuvres sont exceptionnelles. » Le répertoire des violonistes est immense, d’un répertoire introverti à un répertoire brillant, et je me sens investie d’une sorte de mission pour des répertoires moins explorés. A titre personnel, je ne joue pas Bach en public, j’ai peur de l’abîmer. Et Bach n’a pas besoin de moi… Je joue chez moi les Sonates & Partitas. Mais je considère que c’est comme les gens qui chantent sous leur douche !
« Enesco est pour moi le Bach du XXe siècle »
Mais nous avons besoin de vous interprétant Bach…Quoi qu’il en soit, on est frappé en regardant votre discographie, à quel point vous aimez explorer les répertoires. A titre d’exemple : Sandor Veress et Bartók, aux côtés de Barnabás Kelemen, Katalin Kokas, Lawrence Power, Nicolas Alstaedt et Alexander Lonquich ou Messiaen aux côtés de Barbara Hannigan et Bertrand Chamayou (Alpha Classics), ou Bartók, Enesco, Britten (Warner Classics). Et bientôt la Kammermusik n°4 de Paul Hindemith en public.
Je tenais absolument à jouer cette pièce d’Hindemith (2), très difficile, que j’aime énormément. Pour évoquer l’Octuor d’Enesco, que j’ai enregistré, couplé avec le 1er Concerto de Bartók, c’est une de mes compositions favorites. J’ai une passion pour Enesco, à la fois comme compositeur et comme violoniste. C’est pour moi le Bach du XXème siècle.
Propos recueillis par Frédéric Hutman, le 14 janvier 2025
> Les prochains concerts symphoniques avec violon <
(1) Le 10 janvier
(2) Vilde Frang prendra part à une exécution de la Kammermusik n° 4, avec l'Orchestre de Chambre de Genève dirigé par Raphaël Merlin, le 8 mai 2025 à Genève (BFM, 20h) // locg.ch/fr/calendrier/fjord
Photo © Marco Borggreve
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