Un triomphe ! Pouvait-il en être autrement au final de ce Wozzeck étouffant, électrisant, servi par une distribution éblouissante et les musiciens du London Symphony Orchestra, non moins en forme, sous les directions de Simon McBurney sur la scène et de Sir Simon Rattle dans la fosse ? Dès sa première, cette production est entrée dans l’histoire du Festival d’Aix-en-Provence – beau cadeau pour un 75e anniversaire !
 
Après une Flûte Enchanté inoubliable en 2014 et un ébouriffant Rake’s Progress en 2017, Simon McBurney retrouve Aix pour y proposer une vision de l’une des œuvres les plus dramatiquement noires de l’histoire de l’opéra. Un condensé de solitude, de misère, d’angoisse, de folie, de violences physiques et intellectuelles dont personne ne ressort indemne, pas même le plus insensible des spectateurs au fond de la salle. McBurney est un génie de la mise en scène et le prouve une fois de plus ici. Sur le plateau, un immense cercle tourne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
 

© Monika Ritttershaus
 
La cage de scène n’est autre, par moments, que des façades d’immeubles sans âme dont quelques fenêtres s’ouvrent, parfois, laissant apparaître des visages épiant les moments clés des pauvres vies en contrebas. Une société où l’ordre militaire et le poids de la religion fusionnent pour établir des codes et des frontières infranchissables sous peine de folie. Wozzeck est-il réellement le géniteur de l’enfant mis au monde par Marie ? Un bâtard qu’il a du mal à regarder, voire à accepter, et qui le positionne en marge de cette société. Il évolue entre rejet et moqueries plus ou moins explicites jusqu’au cocufiage insupportable qui le fera basculer dans l’horreur d’une jalousie meurtrière puis suicidaire.
 
Dès les premières secondes de la représentation, McBurney happe son auditoire et l’emporte dans son monde, lui procurant le bonheur de la perfection de sa mise en scène tout en déroulant un drame horrible devant ses yeux, idéalement secondé, en la circonstance, par les lumières de Paul Andersson et les vidéos de Will Duke. Au rang de cette perfection, et entre autres, la noyade de Wozzeck, presque insupportable de réalisme.
 

© Monika Ritttershaus
 
Un « horrible bonheur » conforté par les performances vocales et scéniques des interprètes, au premier rang desquels Christian Gerhaher, partageant le sort de Wozzeck depuis des années sur les scène du monde, qui confère à son personnage une dimension démesurément poignante entre la quête d’une vie « normalisée » en forme d’inaccessible étoile et l’anormalité de son « moi ». Face à lui la Marie de la Suédoise Malyn Byström irradie de sensibilité, mère et femme face au précipice d’une vie inachevée, en proie à de perpétuels questionnements à peine momentanément éclipsés par la présence d’un tambour major double face, beau gosse séduisant d’un côté, macho invétéré de l’autre incarné sans fausse note par Thomas Blondelle. Un trio idéalement complété par Brindley Sherratt, docteur un peu fou, Peter Hoare, capitaine de bas étage, Robert Lewis, Andres, seul compagnon fidèle de Wozzeck et Héloïse Mas, Margret, la voisine à la langue bien pendue, ainsi que par Matthieu Toulouse, Thomasz Kumiega, Gabriele Cuggia et Danila Frantou.
 

Sir Simon Rattle
 
Imposant, aussi, le travail de Sir Simon Rattle à la tête d’un LSO puissant, aux sonorités et aux couleurs taillées pour l’événement. Enfin, le Chœur de chambre estonien (dir. Lodewijk van der Ree) et les enfants de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône (dir. Samuel Coquard) ont apporté avec talent leur pierre à cet édifice festivalier appelé à demeurer dans les mémoires.
 
Michel Egéa