Journal
Yasuko Uyama Bouvard inaugure la saison de Plein Jeu à Saint-Séverin – De l’orgue au pianoforte, un plein aboutissement – Compte-rendu
L’ensemble de la saison 2018-2019 de Plein Jeu à Saint-Séverin est placé sous le signe d’un fervent hommage à Michel Chapuis, disparu le 12 novembre 2017 (1) et auquel l’orgue de Saint-Séverin doit sa configuration actuelle (2). Des journées exceptionnelles de concerts et de rencontres auront lieu le 1er décembre 2018 (Europe du Nord) ainsi que les 12 (Michel Chapuis à Saint-Séverin) et 19 (Europe du Sud) janvier 2019, associant musique et convivialité, collègues et élèves, titulaires anciens et actuels de Saint-Séverin. La liste des participants équivaut à un vaste survol de l’orgue français du moment : Michel Alabau, Régis Allard, Étienne Baillot, Michel Bouvard, Yasuko Uyama-Bouvard, Nicolas Bucher, Francis Chapelet, Sylvain Ciaravolo, Denis Comtet, Bernard Coudurier, Françoise Dornier, Thierry Escaich, François Espinasse, Aude Heurtematte, François-Henri Houbart, Olivier Latry, Jean-Marc Leblanc, Véronique Le Guen, Erwan Le Prado, Éric Lebrun, Marie-Ange Leurent, Christophe Mantoux, Pierre Mea, Ann-Dominique Merlet, Christian Ott, Roland Servais, Olivier Vernet, Jean-Louis Vieille-Girardet, Vincent Warnier… Au total, plus d’une cinquantaine d’organistes rendront hommage à Michel Chapuis au cours de cette saison, ponctuée en mai et juin de concerts en association avec Le Paris des Orgues, eux-mêmes couronnés le 21 juin d’une carte blanche à la classe d’orgue de Françoise Dornier (Conservatoire Gabriel Fauré du 5ème Arrondissement). Sans oublier, chaque 4ème samedi du mois, de novembre à juin, la désormais traditionnelle audition « Jeune talent » donnée par des étudiants des CNSMD de Paris et de Lyon, mais aussi du CRR de Paris (cycle concertiste) – les prochains concerts auront lieu les 24 novembre : Lauriane Llorca (CNSMD Paris) et 22 décembre : Vladimir Korolevski (CRR Paris).
© L'orgue de Saint-Séverin © Mirou
L’extraordinaire et bouleversant – et l’on pèse ses mots – concert d’ouverture de la saison 2018-2019 était lui aussi en lien avec Michel Chapuis, la claviériste Yasuko Uyama Bouvard – souvent entendue comme continuiste avec Les Sacqueboutiers (Toulouse) ou Les Passions (Montauban) (3) – ayant été son élève quand il enseignait, entre 1977 et 1979, à la Schola Cantorum. Après une formation complète d’organiste au Japon, bien qu’initialement tournée vers le piano, elle vint en 1976 poursuivre ses études en France, s’immergeant alors dans l’univers du clavecin et du pianoforte, qu’elle travailla avec Huguette Dreyfus et Jos Van Immerseel. Sa passion pour le pianoforte la conduisit à en commander un au maître facteur dont elle rêvait de posséder un instrument, et de lui seul : Christopher Clarke, si demandé qu’un délai de sept années d’attente fut d’emblée annoncé, augmenté de quatre années de retard, mais pour un résultat si prodigieux que l’on comprend aisément, a posteriori, la détermination de Yasuko Bouvard à vouloir un pianoforte Clarke, en l’occurrence d’après Anton Walter (1752-1826) : l’esprit même des instruments à mécanique viennoise des années 1790. Transporté depuis Toulouse, où la musicienne est titulaire du Delaunay-Micot-Grenzing (1677-1783-1983) de Saint-Pierre des-Chartreux, c’est ce Clarke de 2006 que l’on entendit à Saint-Séverin (puis à Orsay et à Rozay-en-Brie les jours suivants).
Pianofore Christopher Clarke (d'après Anton Walter) © Mirou
Ouvert en tribune avec un délicieux florilège de pièces de Haydn pour Flötenuhr (« horloge à flûte » avec mécanisme d'orgue) – précision, délicatesse, légèreté et respiration du toucher de la claviériste y rayonnèrent au gré de registrations d’une vive fraîcheur, inventives et colorées –, le concert se poursuivit dans le chœur, au pianoforte. Les pièces de Haydn reflétaient le CD gravé en 2012 aux Chartreux et sur ce Clarke : Dans la bibliothèque des Esterházy (Hortus 098). À Saint-Séverin, Yasuko Bouvard fit entendre la Sonate en ut majeur Hob. XVII-48 de 1789 (admirable Andante con espressione et Rondo (presto) ébouriffant de vivacité et de prise de risque), puis les sublimes, il n’y a pas d’autre mot tant pour l’œuvre que pour l’interprétation, Variations en fa mineur Hob. XVII-6 de 1793, trompeusement sous-titrées Un piccolo Divertimento.
© Mirou
Que le maniement du pianoforte exige une maîtrise peu commune de la commande de la touche (la mécanique redoutablement directe est source de tous les dangers comme de toutes les beautés) ainsi que des genouillères correspondant aux deux pédales du futur piano, on put s’en convaincre à l’écoute de ces pages où l’expression atteignit des sommets défiant l’entendement. L’émotion à l’état pur, irradiante et conquérante, magnifiée par une palette dynamique absolument prodigieuse, offrant des nuances infinies associées à celles des timbres. À peine la genouillère correspondant à la pédale douce, dite Moderato (étonnante progressivité en termes d’effets sonores, comme d’ailleurs pour la pédale forte), ainsi dans des Variations en fa mineur à pleurer d’émerveillement, était-elle actionnée que l’auditeur se retrouvait propulsé dans un autre monde sonore, inouï, vertige de beauté, de poésie, d’intériorité et de distance – mais quelle présence d’un bout à l’autre, jusqu’à ces notes aiguës ppp comme effleurées et pourtant si pleinement projetées ! Chaleureusement intimiste, le dialogue constant de la musicienne avec son clavier s’y révéla pour l’auditeur une source inépuisable de bonheur, et de mystère.
Mais que l’on ne s’y trompe pas : raffinement et délicatesse extrêmes ne signifient nullement jeu teinté de maniérisme ou d’esthète affectation. La puissance et l’intensité y sont tout autant à l’œuvre, de virtuoses emportements Sturm und Drang faisant éprouver toutes les étapes de la passion et du sentiment. Ce fut l’équilibre de ces composantes subtilement mêlées qui suscita la fascination, l’interprète si pudique se livrant absolument, et à travers elle la musique d’un Haydn au sommet de son génie. Celui de Mozart lui répondit d’égal à égal : Fantaisie en ut mineur K. 475, telle une grandiose improvisation génialement restituée, puis intrépide Sonate en ut mineur K. 457 (avec dans l’Adagio, par le biais de la genouillère Moderato, un écho saisissant du timbre très Europe centrale du cymbalum), suivie en guise de bis de la Fantaisie en ré mineur K. 397. L’esprit japonais de minutie inspirée, où le moindre grain de sable d’un jardin sec se pare de la plus extrême importance, explique-t-il cette capacité « spontanée », sorte de seconde nature culturelle, à trouver l’art et la manière d’insérer et de faire vivre et vibrer le moindre ornement, la moindre et vitale intention musicale, l’approche pour ainsi dire immanente et intuitive de l’humanisme des Lumières, confortée par une déjà longue fréquentation de la vieille Europe, ayant fait le reste jusqu’à permettre à Yasuko Bouvard d’offrir une interprétation aussi achevée ?
Michel Roubinet
Paris, église Saint-Séverin, 9 novembre 2018
(1) www.concertclassic.com/article/michel-chapuis-1930-2017-pionnier-de-la-musique-ancienne-et-tellement-plus-hommage
(2) www.concertclassic.com/article/inauguration-de-lorgue-releve-de-saint-severin-dalfred-kern-quentin-blumenroeder-compte
(3) www.concertclassic.com/article/musique-en-dialogue-aux-carmelites-avec-les-passions-le-voyage-lubeck-passe-par-toulouse
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