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Yves Castagnet au grand orgue de Notre-Dame - Hommage aux femmes compositrices - Compte-rendu
À Notre-Dame, deux emprises musicales dialoguent et se complètent. D'un côté Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris, de l'autre la tribune du grand orgue, presque une entité extraterritoriale (on y accède d'ailleurs communément par l'extérieur, sans passer par la cathédrale), fief de ses trois titulaires. On a déjà eu l'occasion de dire la place essentielle qu'occupe dans le premier domaine évoqué Yves Castagnet (photo), titulaire de l'orgue de chœur, auquel nul grand nom de l'orgue ne saurait faire d'ombre. Simplement, une carrière éclatante de virtuose, sous les feux de la rampe, n'a jamais été l'ambition de ce musicien, pourtant soliste hors de pair, qui a toujours trouvé son bonheur dans le partage de la musique, en particulier à travers son rôle de continuiste mais aussi de formateur et d'accompagnateur des chanteurs de la Maîtrise – et d'autres ensembles réputés de musique ancienne. De temps à autre, fort heureusement et pour notre bonheur, il lui arrive aussi de gravir l'escalier du grand orgue, pour un programme toujours superbement pensé et faisant une place, le mardi 9 juillet, aux chefs-d'œuvre ignorés.
Si la parité en matière de composition pour orgue serait bien difficile à réaliser, la longue histoire de l'instrument ne s'y étant guère prêtée, force est de reconnaître que les deux compositeurs et les deux compositrices du XXe siècle figurant au programme de ce récital rivalisaient de force. Honneur aux Dames, comme il se doit. De Jeanne Demessieux (1921-1968), Yves Castagnet fit entendre en ouverture le célèbre et grandiose Te Deum op. 11 (1958, Durand), page d'apparat qui masque un peu le reste d'une œuvre importante en qualité comme en difficulté (extrême !). Arrêté durant une année, le grand orgue de la cathédrale a repris son service en 2013, avec une nouvelle console (celle de Cochereau, bien que déjà modifiée lors des travaux de 1992, n'a donc pas survécu) et des transmissions électriques entièrement rénovées, le tout couronné d'un long accord général : l'instrument sonne de manière confondante, avec infiniment de stabilité et de puissance, au risque, pour qui se laisse aller, de basculer dans l'excès. Rien de tel avec Yves Castagnet qui, dès ce Te Deum sombre et altier, puissamment musical, fit une subtile démonstration de ce que peut et devrait être la puissance instrumentale, dosant timbres et plans sonores dans un équilibre parfait, imposant de décence, jamais assourdissant, encore moins tonitruant – mais quelle plénitude !
De Rolande Falcinelli (1920-2006), longtemps titulaire de la classe d'orgue du Conservatoire de Paris, grande musicienne dont l'œuvre semble enfin sortir de l'ombre, furent tout d'abord proposées les Variations-Études sur une berceuse op. 48 (1972-1973, Combre), soit un thème et dix variations stupéfiantes de souplesse d'écriture, d'inventivité formelle et de raffinement, d'apparence presque sobre et naturellement d'une diabolique difficulté, sans jamais crier gare – le genre de défi qu'il plaît à Yves Castagnet de relever, en utilisant la palette du grand orgue pour magnifier ce cycle intimiste. Suivit un monument (également de modernité) qu'il arrive désormais d'entendre au concert : Mathnavî op. 50 – d’après le poème mystique d'Ibrahim Arâqî (1973, Bornemann/Leduc), œuvre grandiose et tourmentée, d'une ampleur, d'une densité et d'un souffle déconcertants. On se demande comment une telle œuvre a pu rester si longtemps confidentielle. Il y a manifestement dans l'important catalogue de Rolande Falcinelli (74 numéros d'opus et nombre de pièces sans numéro, pages didactiques, transcriptions et révisions) bien des merveilles qui ne demandent qu'à élargir le répertoire des concerts.
L'œuvre suivante prenait une résonance toute particulière dans la cathédrale, puisqu'il s'agit du fameux Boléro sur un thème de Charles Racquet (1598-1664, qui fut organiste de Notre-Dame) pour orgue et percussions improvisé par Pierre Cochereau (1924-1984) pour les disques Philips en mai 1973, immense crescendo selon la formule de Ravel, suivi d'un decrescendo certes plus court mais qui, une fois le paroxysme passé, semble s'accompagner d'une telle décompression et suspension du temps que toute notion de durée en est presque abolie. Cette œuvre d'une tension absolument phénoménale fut par la suite transcrite par le fils de Pierre Cochereau, le chef d'orchestre Jean-Marc Cochereau (1949-2011) – dont la sœur, la harpiste Marie-Pierre Cochereau assistait au concert d'Yves Castagnet. Ce Boléro transcrit a été publié aux Éditions Chantraine en 1996, année de la reprise en CD de la gravure Philips. Yves Castagnet était entouré, en tribune, des percussionnistes Emmanuel Curt et Florent Jodelet : rythmique inexorable et présence hallucinante, y compris sur le tutti de l'orgue, sans faillir un instant. Un très grand moment comme Notre-Dame et son histoire musicale savent en susciter.
Le programme se refermait sur un autre chef-d'œuvre : la Symphonie-Passion op. 23 (Leduc) de Marcel Dupré (1886-1971), qui fut remplaçant de Vierne à Notre-Dame. En deux CD et deux concerts, Yves Castagnet s'est imposé comme un interprète idéal de Dupré : Le Chemin de la Croix op. 29, donné en concert au grand orgue de Notre-Dame le 22 février 2005 et gravé au mois de septembre suivant pour Intrada, sur le même instrument et avec la Deuxième Symphonie ; et cet Opus 23, qu'il donnait pour la première fois à Notre-Dame ce 9 juillet, mais qu'il a gravé (Sony/BMG, hélas indisponible, 1991) à Saint-Ouen de Rouen (avec l'admirable triptyque du temps de guerre Évocation), là même où Dupré avait enregistré en 1965 sa Symphonie-Passion (reprise en CD dans la même Collection Grandes Orgues de Philips que le Boléro de Cochereau). Yves Castagnet y fut tout simplement magnifique, à la splendeur musicale et instrumentale répondant une profondeur à la limite du soutenable dans l'absolu sommet de l'œuvre, le troisième et avant-dernier mouvement : Crucifixion, où l'auditeur anéanti se sent absolument mis à nu devant tant de souffrance.
Et à l'issue de Résurrection, final de la Symphonie-Passion, les trois musiciens offrirent un bis formidablement généreux : le Boléro, pour de nouveau, après un indicible sommet d'intensité, finir dans l'apesanteur, un autre monde.
Michel Roubinet
Paris, Notre-Dame, 9 juillet 2013
Sites Internet :
Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris / Récital du 9 juillet 2013
Yves Castagnet
http://www.musique-sacree-notredamedeparis.fr/spip.php?article87
Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris / Programme de la saison 2013
http://www.musique-sacree-notredamedeparis.fr/spip.php?article251
Jeanne Demessieux
http://www.musimem.com/demessieux.htm
Rolande Falcinelli
http://www.falcinelli.org/RolandeFalcinelli/RFmainFR.html
Pierre Cochereau
http://www.notredamedeparis.fr/spip.php?article580
http://www.solstice-music.com/en/performer/Pierre-COCHEREAU
Marcel Dupré
http://www.marceldupre.org/index-3.html
http://www.musimem.com/dupre-bio.htm
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