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Les Esprits animaux à Guingamp – Turcaria – Compte rendu

« Horizons lointains » : le Festival de Lanvellec et du Trégor est d’humeur voyageuse cette année, et c’est du côté de l’Empire Ottoman (et de la « folie turque » qui s'empara de la musique européenne au XVIIIe siècle) que l’attention s’est tournée lors du concert inaugural de la 31e édition, confié aux Esprits animaux. Cet ensemble présente un profil très européen puisque, basé à La Haye, il réunit des instrumentistes espagnols, français et portugais (Javier Lupiáñez, violon, David Alonso Molina, alto, Elodie Virot, traverso, Roberto Alonso Alvarez, violoncelle et percussions, et Patricia Vintém, clavecin, étaient présents à Guingamp) dont le talent s’est affirmé à partir de la toute fin de la décennie 2000 grâce au CCR d’Ambronay.

Dans le cadre de sa politique faveur des jeunes ensembles, ce dernier a donné en coup de pouce décisif aux Esprit animaux, leur permettant entre autres de réaliser deux enregistrements (un Telemann et un programme « Transfigurations » mêlant des pages de Bach, Corrette et Geminiani)(1). Aussi séduisants soient-ils, les disques restent des disques et l’on était curieux de découvrir la formation en concert, ce d’autant que son programme, intitulé Turcaria (en référence à la Partita « Turcaria » de J. J. Fux, inspirée par le siège de Vienne par les Ottomans), retenait l’attention par son originalité – les programmes passe-partout ne sont pas dans les habitudes du Festival de Lanvellec il est vrai.

© Marie-Honorine Buisset

Dès l’ouvrage précité de Fux qui ouvre la soirée, la cohésion des Esprits animaux, la qualité d’intonation des archets s’imposent, tout comme un raffinement dans les coloris que confirme le Concerto turc de Corrette (qui fut joué en 1742 à la Comédie italienne devant Zaid Effendy, ambassadeur du Grand Seigneur) ; une interprétation subtile pour laquelle le traverso d’Elodie Virot se joint aux archets et au clavecin. Au clavecin seul, La Zaïde de Pancrace Royer, conduite avec une noblesse rêveuse par Patricia Vintém, introduit une parenthèse intimiste dans le programme, avant que quelques Rameau, dont l’Air pour les Esclaves africains, ne referment la première partie avec beaucoup de chic.

Après la pause, place est d’abord faite à diverses danses signées de compositeurs européens. La fameuse Marche pour la cérémonie des Turcs du Bourgeois Gentilhomme ne fait pas défaut et la pièce de Lully montre beaucoup de vie et d’allure, sans jamais céder aux excès, aux effets outrés auxquels la « turquerie » peut parfois prêter le flanc. Les mêmes qualités valent chez Campra (Marche des Bostangis, Premier air pour les Bostangis, Deuxième air pour les mesmes) et l’on ne goûte pas moins – savoureuses découvertes ! – quelques pièces brèves de Playford (une Tamerlaine, d’une remarquable sveltesse de ligne), Matteis ou encore Schmelzer (une Mattacina aux teintes lumineuse, emportée dans une douce ivresse.)

i© Marie-Honorine Buisset

Reste que les Esprits animaux ont gardé le plus étonnant pour la fin avec diverses musiques ottomanes réalisées par des compositeurs européens. De Charles Henri de Blainville (1711-1769), ils offrent quatre pièces (Chanson turque, Marche des Janissaires, Guideyorum, Danse de Chypre) qui, loin des préoccupations ethnomusicologiques, montrent une totale assimilation par une oreille européenne. Il en va de même avec cet air des derviches de Pera que le Marquis de Ferriol (1652-1722) a recueilli et occidentalisé (avec le complicité du Sieur Chabert). Ce même air fut entendu quelques décennies plus tard par Giambattista Toderini (1728-1799) et a donné matière à un Concerto turco nominato izia semaisi, un pièce étonnante, avec des quarts de ton en abondance, dont le contraste radical avec la précédente n’est rendu que plus prégnant par une restitution très dépouillée (violon et percussion) et l’expressivité de l’archet de Javier Lupiáñez.
Tous les membres des Esprits animaux se retrouvent enfin dans l’illustre Blue rondo à Turk de Dave Brubeck, concluant par un clin d’œil au jazz un intelligent programme qui, pour sa dernière partie surtout, mériterait de connaître un prolongement au disque. Pour l’heure c’est à nouveau Telemann qui occupe la formation en ce domaine, avec une prochaine galette à paraître courant 2018.

Quant au 31e Festival de Lanvellec et du Trégor (2), il continue de voguer pendant deux week-ends encore, vers des horizons mythologiques (13-15 octobre) et célestes (20-22 octobre).

Alain Cochard

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(1) Tout deux sous le label Ambronay Editions
(2) www.concertclassic.com/article/31e-festival-de-lanvellec-et-du-tregor-horizons-lointains

Photo © Marie-Honorine Buisset

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