Journal
Les Archives du Siècle Romantique (35) – Une interview de Vincent d’Indy (Le Matin, 2 décembre 1895)
1851-1931 : pas d’anniversaire Vincent d’Indy cette année, ni dans un proche avenir. 2019 aura pourtant fait beaucoup pour le Français. Après l’événement qu’a constitué l’été passé la résurrection de Fervaal dans le cadre du Festival Radio France Montpellier Occitanie, au tour du Palazzetto Bru Zane d’apporter sa pierre à la redécouverte du compositeur par le biais du Volume I des « Ecrits de Vincent d’Indy », paru il y a peu dans la collection Actes Sud/Palazzetto Bru Zane (1). Ces documents apportent une précieuse contribution à la connaissance d’un créateur absolument central dans la vie musicale de son époque, mais hélas trop négligé aujourd’hui dans les programmes des concerts. On entend certes de temps en temps la Cévenole, mais nos orchestres préfèrent rabâcher les mêmes Debussy et Ravel plutôt que de s’aventurer dans Istar, Jour d’été à la montagne, la Symphonie n° 2, le Poème des rivages ou le tardif et si épuré Dyptique méditerranéen. Quant aux trois Quatuors, d’une hautaine sévérité, ils mériteraient mieux que le dédain qu’on leur voue et pourraient réserver de belles occasions de se distinguer à quelques unes de nos nombreuses jeunes formations, si elle osaient ..., comme l’avait – fort bien – fait le Quatuor Joachim il y a près de vingt ans (pour le label Calliope).
Consacré à la période 1877-1903, le Volume I des "Ecrits de Vincent d’Indy", assemblés et présentés par Gilles Saint-Arroman, permet de suivre pas à pas les débuts et l’ascension de l’artiste, de comprendre la formation de ses goûts (Wagner est évidemment présent, dans un conférence intitulée « Autour du théâtre de Baireuth(sic) » entre autres), de ses convictions, de mesurer aussi l’exigence et l’énergie d’un créateur mu par une haute idée de son art.
Vincent d'Indy © Fonds Leduc
« Préférant la vie active à la vie contemplative », le disciple de César Franck suivit Charles Bordes dans son entreprise de création (en 1894) de la Schola Cantorum et fit de l’établissement (de la rue Stanislas, de 1896 à 1900, puis de la rue Saint-Jacques) un haut lieu de l’enseignement de la musique avec un cours de composition très suivi – et un haut lieu de la mémoire musicale grâce la résurrection d’ouvrages de maîtres anciens. L’aventure de la Schola renforça l’influence de D’Indy qui, présent dès la création Société Nationale de Musique en 1871, était devenu secrétaire de cette dernière en 1876, avant d’un prendre la présidence en 1890.
Créateur, acteur de la vie musicale, le compositeur se dévoile au fil de ses écrits ou d’articles le concernant. Ainsi cette interview réalisée par le journal anversois Le Matin en décembre 1895. Elle rappelle combien la Belgique a compté dans l’activité des musiciens français de l’époque, celle de Vincent d’Indy tout particulièrement. Fervaal fut en effet créé au Théâtre de la Monnaie, le 12 mars 1897, l’année suivante la capitale belge accueillait la première d’Istar dans le cadre des Concerts Ysaÿe, avant que L’Etranger ne prenne vie sur la scène lyrique bruxelloise, le 7 janvier 1903 ...
Alain Cochard
Une interview de Vincent d’Indy
Le Matin (journal d’Anvers), 2 décembre 1895, p. 1-2.
La nouvelle de l’arrivée de Vincent d’Indy à Anvers et sa promesse de conduire lui-même l’exécution de la trilogie de Wallenstein dont il est l’auteur, au Concert populaire, ont eu pour résultat immédiat d’élever considérablement le nombre des auditeurs de ce concert.
Un musicien de cette valeur ne pouvait, en effet, se mettre au pupitre d’un chef d’orchestre anversois sans solliciter, non seulement parmi les amateurs de grand art mais parmi les simples curieux, un très vif désir de l’y voir et de tâcher à le bien connaître.
J’avais eu le plaisir de rencontrer la veille le jeune maître et de passer quelques heures à l’écouter me parler : à peine avais-je eu besoin de prononcer çà et là quelques phrases de transition, quelques questions de nature à le faire me renseigner sur certaines particularités intéressantes de sa vie et de son œuvre déjà considérable.
© coll. part.
Grand, bien bâti, la physionomie très ouverte malgré le clignotement nerveux de l’œil profondément enfoncé sous l’arcade sourcilière, les cheveux noirs de jais et lisses faisant au visage un cadre régulier, M. Vincent d’Indy a l’âge qu’indique très exactement tout son extérieur : 43 ans. D’une rare modestie, il est vivement fâché de s’entendre adresser les formules exagérées et les compliments excessifs que d’autres acceptent fort bien et réclament même.
— Ne m’appelez point : cher maître ! dit-il couramment et soyez sûr que je ne pourrais m’empêcher de croire à une raillerie si vous me disiez éminent.
Je suis, certes, aussi fier que quiconque du travail que j’ai produit, mais l’art a des sommets inaccessibles et l’effort qu’il me reste à faire pour y tendre, dépasse de beaucoup le peu que j’en ai fait jusqu’ici.
— Voulez-vous me résumer votre existence artistique ?
— C’est fort simple. J’ai été au Conservatoire l’élève du glorieux et vénéré César Franck, qui m’a donné des leçons d’orgue et de composition : je revendique bien haut l’honneur d’être encore son disciple aux côtés de nombreux artistes avec lesquels je suis en relations étroites et qui professent le même culte : Ernest Chausson, Ch. Bordes, E. Chabrier, Alf. Bruneau, Gabriel Fauré, d’autres encore.
Durant cinq ans, de 1874 à 1879, j’ai tenu le double emploi de chef des chœurs et de timbalier chez Colonne : c’est de cette époque que date la composition de Wallenstein, dont la seconde partie, les Piccolomini, fut exécutée en 1876 au concert Pasdeloup. Cette partie, du reste, fut la première en date et je n’ai pensé que longtemps après à voir autre chose qu’un morceau détaché, à le compléter et à en faire le nœud d’une trilogie.
Signature de Vincent d'Indy (juin 1894) © coll.part.
Cette transformation, vous pensez bien, me conduisit à un travail de remaniement considérable et les Piccolomini de la trilogie, entendus lorsque celle-ci fut pour la première fois exécutée en 1888 au concert Lamoureux, ne ressemblent plus guère à ceux de jadis.
— Vous avez d’autres ouvrages importants ?
— Certes : un opéra-comique Attendez-moi sous l’orme ! représenté à Paris en 1882 ; une quantité d’œuvres détachées, de morceaux d’orchestre et de musique de chambre ; La Forêt enchantée, que je vins conduire moi-même à Anvers en 1885 ; La Chevauchée du Cid, qu’a chantée souvent ici M. Fontaine ; Le Chant de la Cloche qui obtint en 1886 [sic] le prix de composition de la Ville de Paris et que votre concitoyen Van Dyck interpréta si magistralement au théâtre du Châtelet et chez Lamoureux.
Enfin un opéra auquel j’ai travaillé 8 ans sans relâche et que j’espère voir passer à la Monnaie de Bruxelles à la fin de février prochain : Ferval.
— Avez-vous une méthode de travail spéciale ?
— Oui et non. Non, car je n’imagine point de méthode meilleure que d’attendre l’inspiration. Oui, car il est possible de s’entourer de certaines circonstances capables de faire naître l’inspiration et propices à son développement.
C’est ainsi que je partage mon temps entre Paris et la montagne. Les mille exigences de la vie parisienne, les relations à y cultiver, les correspondances incessantes à y échanger volent à l’artiste le meilleur de son temps : il a donc l’obligation, s’il veut ne point ralentir sa production, de se soustraire le plus qu’il peut à cette horrible corvée.
Pour moi, j’ai l’habitude de m’enfuir souvent dans les Cévennes, dont j’adore l’air salubre et la pittoresque rudesse. C’est là que m’est venue l’idée initiale du drame de Ferval (sic), dont je vous parlais tout à l’heure, là que je l’ai poursuivie et atteinte.
— Vous me parliez de l’inspiration sans laquelle l’artiste n’est rien : qu’est-ce pour vous, l’inspiration ?
— Le sais-je ? personne le sait-il ?… Il me paraît toutefois qu’il faut se la représenter comme étant le travail imprévu de la mémoire faisant l’exhumation des sensations, des visions, des souvenirs enfin qu’elle avait autrefois localisés et faisant apparaître entre ces visions, ces sensations, ces souvenirs, mille coïncidences dont certaines s’adaptent jusqu’à se réunir en un tout parfait, qui est l’idée.
Je détournerais au profit de cette conversation, si je la voulais reproduire, non point une colonne, mais une page du journal. Mais il faut, hélas ! me borner, si je veux qu’il me reste quelques lignes pour y parler du concert d’hier. […]
JOSMORE
(1) Ecrits de Vincent d'Indy (Vol. 1 : 1877-1903), rassemblés et présentés par Gilles Saint Arroman. Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, 645 p., 45 €
Photo (Vincent d'Indy vers 1910) : © coll. part.
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