Journal
La Tragédie Lyrique, gazette d’un règne – Chapitre 4 : le crépuscule du libertin
Chantons tous, en ce jour,
La gloire de l’amour.
Gardez-vous bien de briser vos chaînes,
Vous, qui souffrez de cruelles peines,
Ne cessez point d’être constants,
Et vous serez contents.
Les derniers vers de l’immense chaconne clôturant Amadis (1684) marquent une constante des quatre derniers ouvrages lyriques de Lully : la célébration de l’amour. Ces pages monumentales viennent couronner l’œuvre et méditer, avec délicatesse, sur le désir qui a fait se mouvoir les personnages. Cela concerne Amadis, Roland, Renaud et jusqu’à Acis et Polyphème, l’ultime opus de 1686. Chacun de ces ouvrages offre à son public une chaconne ou une passacaille de très grande ampleur, entre quinze et vingt minutes de chassé-croisé entre orchestre, petit chœur et grand chœur, le tout construit sur la forme hypnotique de l’ostinato. Ces pages figurent parmi les plus purs chefs d’œuvre de Lully et leur emprise sur la forme opéra perdurera jusqu’à la Révolution. Gluck, dans sa propre mouture d’Armide (1777), n’en fera pas l’économie. Rebel, Destouches, Rameau, Leclair, voire Purcell, Blow, Keiser, lui rendront également tribut. Mais c’est au délicieux Quinault qu’il revient d’en trousser la quintessence. Ces instants sont tissés d’une mélancolie joyeuse où se chantent et se méditent les joies que le temps écorche, inéluctable et poignant.
Amadis, le roi chrétien
Les trois derniers opéras, Amadis, Roland et Armide montrent un notable changement d’inspiration, toujours voulue par Louis XIV. D’un commun accord avec le souverain commanditaire, l’inspiration qui les anime délaisse l’antique et les mille et une fables d’Ovide, le poète de la nature érotique, pour chanter les vertus de la chevalerie. Amadis, Roland et Renaud ont à défendre la vertu et l’amour face aux enchanteresses. Car, opposée aux chevaliers, ces doubles de la figure royale, généreuse mais parfois faible, se dresse la femme magicienne. C’est Arcabonne assoiffée de vengeance, c’est Armide, cette sœur d’Alcina, dont les sortilèges ne peuvent cependant rien contre la vertu. Mais dès les délices d’Amadis et de son fantastique divertissement final – pourtant la plus joyeuse et la plus longue des chaconnes de Lully -, une sourde mélancolie commence à gagner la tragédie lyrique.
© Gallica - BnF
Louis XIV, avide lecteur de romans de chevalerie, demanda à son librettiste et à son compositeur de travailler, dès 1683, sur une nouvelle source d’inspiration. Le roman espagnol d’Amadis, écrit au début du XVIe siècle par Garci Rodríguez de Montalvo, connaissait un succès considérable en France, depuis sa traduction, en 1540, par Nicolas Herberay des Essarts, notamment auprès des puissants. Il séduisit François Ier, Henri IV puis le jeune Louis, qui ne l’oublia jamais.
Le souverain, jusqu’alors représenté en Persée, en Bellérophon, en Jupiter, devient le prince chrétien. Alors que l’opéra s’écrit en suivant l’habituelle navette entre le cabinet royal et la Petite Académie, les persécutions se sont accrues contre les Protestants, surtout depuis la disparition de l’économe et industrieux Colbert. Le mariage avec madame de Maintenon, petite fille d’Agrippa d’Aubigné, fulgurant poète des Guerres de religion, n’arrange pas leur sort. Le royaume est à nouveau mûr pour une division fratricide. Au risque d’écorner, à l’étranger, l’image du roi.
Amadis, le héros, est un beau ténébreux dont le nom commence comme amour et finit en jadis. Il est amoureux d’Oriane mais jalousé par la redoutable fée Arcabonne. Toute l’intrigue est une glorification de la constance et de l’amour chevaleresque. Privilégier sur la scène un chevalier chrétien, pourfendeur de magiciennes et de païens, offrait à la gazette lyrique une image royale plus orthodoxe, celle d’un prince vertueux et protecteur de ses peuples, bien que trucidant les plus industrieux de ses sujets à grands renforts de dragonnades… Il n’empêche, à la fin de la tragédie c’est la fidélité et la constance que l’ample chaconne exalte.
Amadis n’est donné à la Cour que tardivement, le protocole consécutif à la mort de la reine l’interdisant. C’est à Paris, le 16 janvier 1684, qu’il paraît pour la première fois. Dumesny est le héros éponyme, Marie Le Rochois incarne Arcabonne ; les décors et costumes sont entièrement de la main et des ateliers de Bérain.
Le Dauphin, le duc d’Orléans, la Dauphine, s’y précipitent. Le roi ne l’entendra que le 5 mars 1685, avant-dernier jour du Carnaval. Puis Amadis, comme tant d’autres ouvrages du Surintendant, s’exporte. En 1687 on le voit à Amsterdam ; en 1689 à Marseille où Pierre Gautier a obtenu l’autorisation d’établir une académie d’opéra. Puis au Quai au foin de Bruxelles et à Rouen en 1693. En 1695 Amadis résonne chez Maximilien de Bavière. Le merveilleux domaine de Lunéville, rêvé par le duc Léopold Ier de Lorraine, l’accueillera, grâce à Henry Desmarest, en 1709, dans des décors de Francesco Bibiena.
À partir d’Amadis, le prologue commence à changer de fonction. Il se lie de plus en plus à l’action et perd le statut quelque peu « hors sol » qui lui était jusqu’alors attribué. Ainsi, dans Amadis, la fée Urgande y paraît afin d’offrir une souple transition avec l’action proprement dite.
Roland, le roi dépose les armes
Le mariage secret du roi avec Françoise d’Aubigné le place chaque jour davantage du côté de la religion. La cour le dit ébranlé par la mort soudaine de la reine Marie-Thérèse, les recommandations de sa nouvelle épouse font le reste. Le roi dieu des mythologies antiques, tel qu’il est glorifié dans le Galerie des Glaces, cède le pas au roi élu de Dieu, cet oint du Seigneur que l’on acclame à Reims.
Depuis 1682 et la Déclaration des quatre articles, Louis a été institué gouverneur des évêques de France. Il veille sur l’ensemble de la chrétienté. À ce titre, davantage encore que le Turc avec qui il n’est pas mauvais de faire des affaires, voire de s’acoquiner pour ennuyer ses rivaux européens, c’est au cœur du royaume que l’on guette le péril hérétique. Il s’agit évidemment du protestantisme, ou plutôt de ce qu’il en reste.
Roland naît l’année même de la désastreuse Révocation de l’Édit de Nantes. L’intolérance catholique y parvient en octobre 1685. C’en est fait de cette paix civile obtenue par Henri IV après des décennies de guerres religieuses. Roland, apologie du héros ayant dominé ses passions et sa folie, a vu le jour le 6 janvier, au tout début d’une année funeste à l’économie et à l’industrie du royaume. L’ouvrage est donné dans le manège de la Grande Écurie de Versailles, le château ne disposant toujours pas de salle fixe pour y donner l’opéra. La ville le découvre en mars, et applaudit à tant de pathétique, de grandeur et de constance d’âme.
Roland n’est pas un héros faible ou efféminé, mais un homme qui doit tout à sa grandeur d’âme. Quinault retravaille avec beaucoup d’adresse l’Orlando Furioso de l’Arioste. Si le héros est trahi par Angélique, tout son parcours reste celui d’un homme dont le seul vrai combat est celui qu’il doit mener contre lui-même et ses passions. L’intrigue tient du parcours initiatique et offre au public une introspection dont le théâtre lyrique, tout à ses joies et ses extravagances, n’avait pas vraiment l’usage. Roland, notamment, durant les actes IV et V, propose une sorte de confession publique. Peut-être même une contrition des erreurs du passé… Il n’empêche, divertissements et chaconnes continuent d’être distribués à foison par la plume très inspirée du Surintendant.
Lully - Armide — "Le Sommeil de Renaud" (Claude Gillot) © Musée du Louvre
Armide, le roi se repent
Armide est un opéra d’automne. L’automne d’une carrière, le crépuscule d’une vie, l’éclipse d’un homme. En 1686, Lully a 54 ans, Louis XIV 48 ans. À la ville Armide est son plus grand triomphe. Dans la dédicace de l’édition Ballard de 1686, le Surintendant écrit : « de toutes les Tragédies que j’ai mises en musique voici celle dont le public a témoigné être le plus satisfait : c’est un spectacle où l’on court en foule, et jusqu’ici on n’en a point vu qui ait reçu plus d’applaudissements … »
Mais à la cour, sa disgrâce se prépare. Lully le sait, il la sent venir : « c’est de tous les ouvrages que j’ai faits celui que j’estime le moins heureux, puisqu’il n’a pas encore eu l’avantage de paraître devant votre Majesté. » Louis, autrefois si assidu aux opéras de son cher Baptiste, le boude ostensiblement. Pire, il commence à s’en repentir, ce à quoi madame de Maintenon veille nuit et jour.
Les hommes de l’époque étaient souvent saisis par l’angoisse du salut au mitan de leur vie. Au 17e, siècle, c’est un grand classique. La bravache impiété du vice s’ombre d’inquiétude dès lors que le pronostic vital est bousculé. Le seul véritable ennemi capable de faire plier un libertin (et Louis XIV ne fut pas le dernier), c’est la peur de la mort. Elle précipite l’immoral de la débauche à l’ascèse, à la façon de ces caractères que Molière connut de près, tel son protecteur Armand de Bourbon Prince de Conti que la peur de mourir confit en dévotion après avoir refilé la syphilis à la moitié du Languedoc.
C’est aussi ce que dit avec un art consommé de la litote la dédicace de Lully. Votre majesté ne s’est pas trouvée en état d’entendre mes nouveaux concerts. De fait, le roi a été malade en une partie intime de sa personne. Et ce fut effroyablement douloureux. Sa fistule à l’anus est glosée depuis Michelet et Voltaire comme marquant le tournant du règne. Ils n’ont pas tort. Une opération chirurgicale impliquant peut-être son décès renvoie le souverain à l’examen de conscience. Autour de lui, le travail de sape qu’effectue l’ordre moral est féroce. Il a commencé avec la Révocation de l’Édit de Nantes. Chasser les Protestants du royaume, c’était assainir le corps du royaume de l’hérésie. Mais un autre personnage est, en 1686, atteint par la repentance lyrique : Quinault.
Lully - Armide - Renaud (M. Pillot) (Boquet) © Gallica - BnF
Si Armide n’est pas le dernier opéra de Lully, il est bien l’ultime du tendre Philippe. Le poète de la galanterie et des vers amoureux, de ceux que l’on chante de Rennes (voyez madame de Sévigné) à Pondichéry (voyez les chroniques maritimes de Robert Challe) n’en peut plus. Il crache du sang et tremble de brûler en enfer pour avoir si longtemps chanté l’amour.
Depuis 1668 et La Grotte de Versailles, Quinault a tissé pour la Cour ses sentences melliflues. Les vers de la passacaille d’Armide Si l’amour ne causait que des peines les oiseaux amoureux ne chanteraient pas temps font écho aux premiers vers qui firent son succès Les oiseaux vivent sans contrainte, s’engagent sans crainte (…) en amour ils sont tous moins bêtes que nous.
Armide marque le repentir du librettiste. Quinault demande au roi de le dispenser des opéras, ce que le souverain lui accorde de bon cœur. La tuberculose qui mine le poète ne va guère lui laisser le temps de parfaire son âme : il décède en 1688. Il est inhumé à Saint-Louis en l’Ile où son tombeau est toujours visible. Mais Lully ne renonce pas. La dédicace d’Armide en dit beaucoup sur son propre compte. Un mal dangereux dont j’ai été surpris n’a pas été capable d’interrompre mon travail, et le désir ardent que j’avais de l’achever dans le temps que votre Majesté le souhaitait, m’a fait oublier le péril où j’étais exposé, et m’a touché plus vivement que les plus violentes douleurs que j’ay souffertes.
Lully - Armide - Décor Acte I (Bérain) © Archives Nationales
Cette maladie n’est rien d’autre qu’une maladie de débauche. Tabagique au dernier point, amateur de bonne chère et de bons vins, gloutons de femmes et d’hommes, Lully est un bourreau de travail qui ne renoncera pas à ces plaisirs qu’un roi sous influence désormais condamne. Propriétaire de plusieurs maisons de plaisance et d’un vaste hôtel particulier qu’il loue en partie, l’homme est riche et puissant ; respecté en conséquence, mais peu respectable. De nombreux scandales de mœurs italiennes ont émaillé sa carrière. Toujours étouffés, ou passés par perte et profit par un souverain qui montre à son égard les mêmes complaisances qu’il a envers Monsieur, son frère. Lully a connu l’époque des Poissons, l’affaire Guichard a provoqué des libelles infâmants. Des parties fines défraient régulièrement la chronique. En 1685, un scandale a fait vaciller le Surintendant : l’affaire Brunet. Tout Paris sait qu’il partage sa couche avec son page musicien. Un soir qu’il l’a envoyé draguer des portefaix sur le Quai Saint-Paul, les sbires de Louvois arrêtent le jeune homme. Vexé de la récente nomination de Lully au Secrétariat d'État, ce qui donnait au Surintendant le droit à la particule selon le fameux procédé dit de la savonnette à vilain, le puissant ministre n’attendait que cette occasion pour salir Lully.
Le jeune Brunet est conduit à l'abbaye Saint-Lazare où, sous le fouet, on le presse de donner les noms de ceux pour qui il allait ainsi à la pêche. Mais Lully a des appuis. L’homme, familier des fêtards les mieux titrés du royaume, ne se commet pas avec n’importe qui. Louvois est embêté d'entendre évoquer le nom de son propre cousin, le chevalier de Tilladet. Cette fois, Lully s’en tire par de sévères remontrances royales, la raillerie publique et la perte du jeune Brunet qui restera enfermé à Saint-Lazare jusqu’à la mort du compositeur.
Armide, bien que boudée par le roi, triomphe effectivement à l’Académie Royale au printemps 1686. Si sa dédicace courtisane est emplie de ce regret, ce sont les paroles de l’enchanteresse qui parlent pour le compositeur. Le perfide Renaud me fuit, tout perfide qu’il est mon lâcheur cœur le suit. Remplacer Renaud par Louis fait entendre la voix du créateur aux abois.
Acis et Galatée, le testament du Surintendant
Lully, cependant, persiste et signe. À la fin de l’été 1686, les Vendôme offrent au Dauphin, grand amateur de chasse, une fête splendide où se pressent tous ceux que l’ambiance, désormais contrite et dévote, de Versailles, désespère. Les Vendôme sont les derniers protecteurs de Lully. Il y a Philippe de Bourbon-Vendôme, Grand Prieur de l'Ordre de Malte et bénéficiaire de cette charge depuis son onzième anniversaire. Saint-Simon a laissé de son frère aîné, Louis-Joseph le portrait d’un décadent haut en couleurs. Avec leur âme damnée, l'Abbé de Chaulieu, et leur poète attitré, Jean Galbert de Campistron, les frères Vendôme forment un quatuor de débauchés des plus fameux. La tribu Vendôme tient, ces années - là, table ouverte dans l’enceinte du Temple, lieu exempté d'impôts comme de juridiction royale. Ils venaient de céder leur hôtel familial à l'art, fort lucratif, de la spéculation immobilière. L’emplacement, divisé en lots destinés à devenir la Place Vendôme, se vendait des fortunes. L’opération, augmentée par les bénéfices de quelques riches abbayes, dont celle de Saint-Victor à Marseille, rapportait aux Vendôme de quoi organiser les fêtes les plus extravagantes. Notamment au château d’Anet, le domaine jadis offert à Diane de Poitiers par son amant le roi Henri II.
Lully - Acis et Galatée (Neptune) © RMN
Acis et Galatée est donné au château le 6 septembre 1686. Cette pastorale héroïque est la face cachée d’Armide. Elle s’achève par l’une des plus belles intenses passacailles de Baptiste. À la ville, l’Amant fortuné de la Passacaille d’Armide s’exclamait :
Dans l’hiver de nos ans l’amour ne règne plus / Les beaux jours que l’on perd sont pour jamais perdus.
Loin de Paris, à Anet, la noblesse délurée entonne ces vers de Campistron qui ont valeur de contre manifeste à la piété ambiante :
Désormais on doit aimer sans crainte. A quoi sert une injuste contrainte ? Beautés à qui le ciel a donné mille appas, l’amour vous punira de n'en profiter pas.
Lully ne renie rien de ce qu’il est. L’au-delà ne le fait pas frémir. Les légendes autour de sa mort tendent à prouver que l’homme a joué jusqu’au bout la contrition de façade. On raconte qu’il composa un cantique chaste sur des paroles coquines et qu’au confesseur qui lui demandait de faire amende honorable en brûlant le manuscrit de son dernier opéra, inachevé, Achille et Polyxène, il aurait joué la comédie tout en gardant sous son matelas l’original de son œuvre. Il l’aurait légué à Campistron, son dernier librettiste, et aux Vendôme. Qu’attendre d’autre d’un père qui mit treize ans à baptiser son premier-né Louis, une forte tête et un joueur perclus de dettes que Lully père dût faire enfermer un temps pour complaire à une Majesté oublieuse de sa folle jeunesse ? Lully XIV meurt en 1687, peut-être blessé par une canne de direction mais surtout rendu inguérissable par un diabète qui affaiblissait ses défenses immunitaires. Quant à Louis il décèdera, en 1715, d’une gangrène gazeuse qui empuantit des jours entiers le Palais Doré du soleil. Quant à la tradition de l’opéra gazette lyrique, instituée depuis 1673 et Cadmus et Hermione, elle continuera à faire les belles soirées des Académies musicale de Paris, de province, et des cours européennes désormais sous l’emprise esthétique du modèle versaillais.
Vincent Borel
Retrouvez les trois numéros précédents :
Chapitre 1 : L’Opéra selon Lully XIV
www.concertclassic.com/article/la-tragedie-lyrique-gazette-dun-regne-chapitre-1-lopera-selon-lully-xiv
Chapitre 2 : Thésée, Atys, Isis ; la Trilogie Montespan
Chapitre 3 : De Bellérophon à Phaéton, visages du monarque
Illustration : Lully – Armide (1761) – La Haine (M. Larrivée) (Boquet) © Gallica – BnF
Concertclassic remercie le Centre de Musique Baroque de Versailles et Benoît Dratwicki pour leur contribution à l'iconographie de cet article.
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