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Luisa Fernanda au Teatro de la Zarzuela de Madrid (Streaming) – Étreintes et tensions - Compte-rendu
À l’heure où à travers le monde les salles de spectacle sont fermées, les théâtres madrilènes restent ouverts au public. L’Espagne fait ainsi exception dans la planète lyrique (à côté de Monaco, et des lointains Japon et Australie), et ainsi des deux théâtres lyriques de la capitale espagnole, le Teatro Real et le Teatro de la Zarzuela. Toutefois, des dispositions demeurent en vigueur, comme la distanciation des spectateurs et le port du masque, y compris pour les interprètes, musiciens de l’orchestre et chanteurs du chœur.
Le Teatro de la Zarzuela poursuit donc vaillamment sa saison lyrique. Dernière nouvelle production programmée : Luisa Fernanda, célèbre zarzuela de Federico Moreno Torroba (1891-1982) qui depuis sa création en 1932 n’a pas quitté l’affiche des théâtres espagnols, mais pas uniquement puisqu’elle avait donnée entre autres au Theater an der Wien en 2008 et en 2003 à la Scala de Milan. L’œuvre a été longtemps portée par Plácido Domingo, comme à Vienne et à la Scala (et au disque par deux enregistrements, pour Auvidis-Valois et DG), et le ténor-baryton était du reste prévu pour cette nouvelle production mais s’est vu contraint de renoncer à sa participation (pour les raisons que l’on devine). Aléas des temps qui courent…
Présentée depuis le 28 janvier et devant se poursuivre jusqu’au 14 février face au public, avec deux distributions en alternance, la représentation a été captée pour un streaming comme il est désormais de règle, ce 10 février. Représentation à laquelle nous avons assisté, sur écran donc. On notera, ce qui est tout à l’honneur de la vocation voulue générale du Teatro de la Zarzuela, que la production se présente sous des auspices internationaux, avec un metteur en scène italien, Davide Livermore, et un chef d’orchestre britannique, Karel Mark Chichon (par ailleurs époux de la mezzo lettone Elīna Garanča – international, disions-nous !). Excellente chose, qui montrerait que ce répertoire a vocation à essaimer au-delà du monde hispanique. On comprend alors d’autant moins que la version streaming se contente de surtitres uniquement en espagnol. À l’encontre de la version offerte sur le vif au théâtre, qui conjugue des surtitres en anglais et dans la langue autochtone comme la plupart des théâtres lyriques.
© Javier del Real
Luisa Fernanda se veut néanmoins de facture très ibérique, qui narre des amours contrariées (comme de juste) dans un contexte de Madrid et de la province d’Estrémadure en époque de la première république, avec un arrière-fond politique et social (et ce cri au centre du livret : « ¡Viva la libertad ! » qui ne dut pas en son temps passer inaperçu). Ce fut ainsi un des grands triomphes de la zarzuela des jours de la seconde république espagnole. Il y a donc trois personnages principaux, l’héroïne, Luisa, et ses deux prétendants, Vidal et Javier, pour une histoire douce-amère, le beau rôle et promis de toujours, Vidal, délaissé pour finir face au jeune coq arrogant, Javier. Le tout, au détour d’une inspiration musicale d’exception, avec des airs et duos d’un souffle étreignant de tension lyrique (quelque peu vériste) qui ont pu faire dire à Domingo : « Je ne peux chanter certaines phrases sans avoir la gorge nouée. » (2)
Cette nouvelle production respecte les données de l’intrigue, avec une action plantée dans les années 1930, mais décalée par une distanciation brechtienne si l’on veut, ou une mise en abyme si l’on préfère. C’est ainsi qu’occupent la scène, la façade et le décor d’un cinéma des 30 (« Ciné Doré », cinéma toujours existant à Madrid), avec projection de séquences filmées en noir et blanc datant du muet de la même époque. Tic et alibi de metteur en scène actuel, qui veut absolument mettre sa touche personnelle, et du déjà vu en la matière (si l’on se rappelle seulement, et pour rester dans le domaine de la zarzuela, Doña Francisquita à Lausanne et El sueño de una noche de verano à Madrid – (3). Mais pourquoi pas ? Il y a donc une pénombre obstinée, puisque dans une salle obscure nous sommes, cependant piquée d’éclairages subtils. Les personnages n’en restent pas moins bien campés, dans des tenues d’époque années 30, des gestes et situations qui correspondent à leurs démêlés. La foule des choristes et danseurs (chorégraphie de Nuria Castejón, habituée des lieux) intervient avec à-propos pour des ensembles bien réglés dans une animation s’affirmant d’acte en acte. Une réalisation adaptée, sans excès mais non plus sans grande originalité.
© Javier del Real
Elle offre cependant aux interprètes l’occasion de s’exprimer sans souffrir d’obstacle scénique gênant. Le plateau vocal se montre parfaitement à son aise, dans une aisance du chant assumée. Un sans faute, reflet de la qualité des voix espagnoles ! Yolanda Auyanet resplendit dans le rôle-titre, soprano éprouvée d’un legato sensible. Vidal, le héros malheureux, trouve en Javier Franco un transmetteur de choix, dans une ligne vocale nuancée qui ne serait pas sans rappeler l’art de naguère Alfredo Kraus (physiquement aussi). Et le public, puisque public il y a, de lui réserver un triomphe mérité. Javier revient au ténor Jorge de León, d’une projection un peu tout d’un bloc, mais qui convient au personnage. Dans le rôle de l’entremetteuse Carolina, Rocío Ignacio délivre une vocalité impérieuse. Et tous les seconds rôles, au nombre d’une quinzaine, de se profiler avec justesse et adéquation. Le chœur, masqué et réduit à seize exécutants, déploie l’ardeur de circonstance. L’orchestre, celui de la Communauté de Madrid et titulaire du théâtre, lui aussi en petite formation (réduit à 23 instrumentistes – en raison des contraintes de distanciations que l’on sait), n’en est pas moins incisif sous la battue acérée de K. M. Chichon qui se confirme un réel connaisseur de ce répertoire dans une montée imparable de la tension musicale au fil des actes. L’œuvre est apparemment restituée avec quelques légères coupures, dans les dialogues parlés (chose bienvenue) et dans la musique (de manière plus dommageable, en particulier pour la scène d’insurrection collective du deuxième acte). Le public – un vrai public ! – applaudit à tout rompre cette soirée attachante à plus d’un titre.
Pierre-René Serna
Madrid, Teatro de la Zarzuela, 10 février 2021. Disponible sur youtube :
www.youtube.com/watch?v=aJ45UuPGRo4&feature=youtu.be
(2) Pour plus de détails sur l’œuvre, on pourra consulter notre livre Guide de la Zarzuela (Bleu Nuit éditeur, 2012).
(3) Voir nos comptes-rendus :
www.concertclassic.com/article/dona-francisquita-lopera-de-lausanne-la-zarzuela-internationalement-glorifiee-compte-rendu
www.concertclassic.com/article/el-sueno-de-una-noche-de-verano-de-joaquin-gaztambide-au-teatro-de-la-zarzuela-de-madrid
Photo © Javier del Real
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