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Les Archives du Siècle Romantique (52) – Marius Boisson, « Hervé et L’Œil crevé ». La genèse de l’opérette et sa création aux Folies-Dramatiques (Comoedia – 26 février 1923).
Après une année blanche pour cause de crise sanitaire, le Festival Palazzetto Bru Zane à Paris est de retour pour le plus grand bonheur des amoureux de musique française. La 8e édition s’inscrit dans l’année du centenaire de la disparition de Camille Saint-Saëns et réserve – nul ne s’en plaindra ! – une belle place à un créateur, connu certes mais dont quantité d’ouvrages restent explorer.
Il n’est pas pour autant défendu de s’offrir le plaisir de certains opus célèbres, surtout lorsqu’ils sont confiés aux meilleurs interprètes : ce sera le cas lors de la soirée inaugurale à la Philharmonie de Paris (8 juin), qui rassemble L’Orchestre national du Capitole, Tugan Sokhiev, Victor Julien-Laferrière et Michel Bouvard dans l’ouverture de la Princesse jaune (1), le Concerto pour violoncelle et la Symphonie avec orgue.
Autre important moment symphonique du 8e Festival, le « Tour du monde de Saint-Saëns » (15 juin, Philharmonie) proposé par François-Xavier Roth et ses Siècles (avec Renaud Capuçon et Bertrand Chamayou) offrira quant à lui l’occasion d’aborder des opus plus rares (La Jeunesse d’Hercule, Phaéton, Le Rouet d’Omphale ...).
Saint-Saëns figure aussi parmi les auteurs inclus dans le merveilleux programme « Nuits » – déjà très applaudi en public comme au disque (Alpha) – que Véronique Gens et I Giardini reprendront à l’Auditorium du Louvre (9 juin), lieu investi pour la première fois par le Festival PBZ.
Charlotte Sohy (1887-1955). Sa Symphonie "Grande Guerre" (1917), inédite jusqu'en 2019, sera donnée par l'Orchestre National de France et Debora Waldman le 1er juillet © DR
On y retrouvera la semaine suivante (16 juin) le harpiste Emmanuel Ceysson (entouré de la flûte de Frédéric Chatoux et de l’alto de Marc Desmons) pour un original programme «harpe romantique » (Dubois, Adam, Fauré, Cras, Offenbach et Debussy).
La curiosité des mélomanes ne sera pas moins attisée par le concert « Femmes de légendes » que Debora Waldman dirigera à la tête de l’Orchestre National de France (1er juillet, Radio France) ; soirée au cours de laquelle, outre des pages de Holmès, Bonis, Jaël, on entendra (pour la première fois à Paris) l’admirable Symphonie « Grande Guerre » de Charlotte Sohy (1887-1955), ouvrage de 1917 dont la création a eu lieu, sous la baguette de D. Waldman à Besançon en juin 2019. (2)
Côté vocal, bien des bonheurs se profilent aussi, que ce soit avec Julien Chauvin, le Concert de la Loge, Chœur de chambre de Namur et de superbes solistes (T. Dolié, E. Pancrazi, S. Ratia, C. Santon-Jeffery et F. Valiquette) dans la version parisienne (1804) du Requiem de Mozart et la Messe pour le sacre de Napoléon de Paisiello.
La musique légère a depuis longtemps trouvé toute sa place au répertoire du PBZ et, cette année, outre des versions de concert de la Fille de Madame Angot de Lecoq (30 juin, Théâtre des Champs-Elysées), sous la direction de Sébastien Rouland, avec Anne-Catherine Gillet, Véronique Gens, Artavazd Sargsyan, Mathias Vidal, etc., et de Phryné (3) de Saint-Saëns (3 juillet, Opéra de Rouen), avec Florie Valiquette, Anaïs Constans, Cyrille Dubois, etc., sous la tonique baguette d’Hervé Niquet (4), l'opérette V’lan dans l’œil d’Hervé (photo) constituera la grosse production lyrique du festival avec sept représentations sur la scène du Châtelet (16, 17, 18, 19, 20, 22 & 23 juin).
Originellement intitulé L’Œil crevé, l’ouvrage vient conclure le triptyque Hervé de Pierre-André Weitz. Comme pour les Chevaliers de la Table Ronde et Mam’zelle Nitouche, ce dernier signe la mise en scène, les décors et les costumes d’un trépidant spectacle que l’on avait découvert à Bordeaux début février à l’occasion de sa captation. Le confinement imposait alors une salle vide ... et l’on est impatient de voir comment l’exacerbation du comique surréaliste de l’ouvrage proposée par Weitz fonctionnera en interaction avec le public, ingrédient indispensable de tout spectacle de musique légère. Lara Neumann, Ingrid Perruche, Damien Bigourdan, Flannan Obé, David Ghilardi, Olivier Py (en Marquise !), etc. : une distribution rompue au répertoire de l’opérette est réunie, sous la direction de Christophe Grapperon (à la tête des instrumentistes de l’Orchestre Pasdeloup).
Temps fort 8e Festival Festival, l’ouvrage d’Hervé méritait qu’on lui réserve un épisode de nos Archives du Siècle Romantique. Leur 52e numéro offre l’occasion de découvrir un article de Marius Boisson, paru en février 1923 dans Comoedia, dans lequel l’écrivain et journaliste évoque les circonstances de la création de L’Œil crevé, le 12 octobre 1867, le succès que remporta vite cette « folie musicale » et livre d’intéressants détails et anecdotes glanés au sujet du « compositeur toqué ». Il nous apprend aussi que « le premier titre de L’Œil crevé était : Vlan ! dans I'œil ! »
Alain Cochard
*
Après avoir brillé quelque temps sur la scène des Folies-Concertantes devenues Folies-Nouvelles, Hervé disparut, ainsi que nous le disions dans un récent article consacré au « compositeur toqué ». Mais l’auteur du Petit Faust reconquiert vite, avec la bonne humeur, sa place au soleil. Il trouve un engagement comme comédien aux Variétés, puis fait représenter auxdites Variétés, aux Bouffes-Parisiens, au Palais-Royal, aux Délassements-Comiques, quelques œuvres nouvelles Le Toréador de Grenade, Le Joueur de Flûte, Roland à Rongevaux, Une Fantasia, La Fanfare de Saint-Cloud, Le Hussard persécuté, etc.
En 1863, il est chef d’orchestre à l’Eldorado et compose des chansonnettes dont certaines, comme Trombolino, les créations de Thérésa, C’est dans l’nez qu’ça m’chatouille, La Rosière de Noisy, La Gardeuse d’Ours, Taisez-vous Joseph, connaissent bien vite la popularité. Cependant Hervé travaille à des œuvres plus importantes. Condamné un moment, comme Offenbach, à ne faire représenter que des saynètes sans étendue, il ambitionne de produire au théâtre des œuvres plus sérieuses, s’il est permis ici d’employer ce mot, et il fait jouer, en effet, une œuvre en trois actes, Les Chevaliers de la Table ronde.
Pierre Véron ne se trompait pas en portant sur lui ce jugement : « À l’instar des fous des rois qui étaient obligés de recourir aux grimaces pour faire passer les vérités, son originalité de mélodiste a été réduite aux cascades pour se faire écouter. »
Le compositeur toqué avait écrit, dans sa jeunesse, une folie : Le Tir à l’Arbalète ; représenté ou non, c’est ce que nous n’avons pas le temps de rechercher, cet essai fut probablement le début de l’opérette L’Œil crevé, dont Hervé fit le livret. (Le Dr Cabanès rapporte que le célèbre Ricord aurait fourni au compositeur le sujet de l’Œil crevé ; mais comme ce sujet se réduit à rien ou à peu de chose, on se demande ce que le Dr Ricord a pu suggérer à Hervé.)
L’Œil crevé remporta un extraordinaire succès aux Folies-Dramatiques. C’est le 12 octobre 1867 que le rideau se leva sur le premier acte de cette folie musicale. Alexandre Artus, effaré, conduisait l’orchestre, dont il n’était pas très sûr de se rendre maître en temps voulu. L’Œil crevé produisit sur la critique une sorte de stupeur ; le public prit mieux la chose et après un certain nombre de représentations, la bataille fut gagnée pour Hervé.
Page de couverture du Quadrille composé par Isaac Strauss (1806-1888) sur des thèmes de L'Œil crevé d'Hervé © Paris Musées / Musée Carnavalet
Rien ne peut être plus cocasse que les amours de l’arbalétrier Alexandrivore et de Dindonnette, laquelle, tout enfant, fut abandonnée, de nuit, par des cavaliers à cheval dans un carton à chapeaux. « Mon bras est de coudrier, dit Alexandrivore, mon œil est de lynx, et la corde à boyaux de mon arc ne peut être tendue que par des hommes à part. » Il y a, dans cette pièce, où l’on échange des douceurs inattendues : nénuphar de la vallée, ombellifère des Hespérides, un marquis impayable dont les armes sont écrevisses à la bordelaise sur champ de gueules ; sa fille, Fleur de Noblesse, a un péché mignon : la menuiserie.
Menuiserie,
Charpenterie,
Font de ma vie
Le seul bonheur.
…
Plaisir bien doux
Quand je plante des clous.
Il existe une variante à ce couplet, dans laquelle Hervé, maître ironiste, et qui saisissait le ridicule des choses aussi bien que celui des êtres, s’en prend cette fois à des termes de médecine ; ces termes, — la voilà, parbleu ! la collaboration de Ricord, — lui avaient paru risibles et il les jetait comme cela et pour rien, pour le plaisir, au milieu de l’élégie menuisière :
Varicocèle
Et sarcocèle
Sont l’hydrocèle
Du vrai bonheur.
On rencontre aussi un bailli qui peint, — de main de maître, — une balustrade en vert ; comme il peint en vert, il parle en vers, et s’écrie : « Oh ! Michel Ange, comme tu devais t’ennuyer ! » Fleur de Noblesse, qui a reçu une flèche dans l’œil en trichant au concours d’arbalète, — le premier titre de L’Œil crevé était : Vlan ! dans I'œil ! — est entourée de faux médecins ; l’un d’eux lui pose cette question : « Est-ce la première fois que vous recevez une flèche dans l’œil ? » Et comme, sur la fin, on reconnaît pour siens des enfants abandonnés, le bailli demande au gendarme : « Un mot, Gérôme ! N’as-tu pas sous le sein gauche un vélocipède à l’encre bleue ? »
Cet hiver-là, les bals publics jouèrent au quadrille une mosaïque de L’Œil crevé ; et Tout-Paris chantait les couplets des Petits bâtons de chaise, la Polonaise et l’Hirondelle, la Langouste atmosphérique :
Ecoutez bien cette histoire véridique,
C’est celle de la langouste atmosphérique.
la chanson de Dindonnette :
Dans la joie
Je me noie,
Mon amant n’est pas une oie.
sa réplique au prisonnier :
Je t’apporte des fleurs avec un petit peu de bœuf.
les chansons militaires :
Si l’on savait les dangers de la guerre,
On resterait sous le toit de son père ;
De la bataille on rapporte souvent
Au lieu d’un grade un beau nez en argent.
Cette chanson est un parfum, elle fera sensation.
...
Pour les braves militaires,
Y a deux genres de flanc.
Le flanc gauche et le flanc droite,
Rataplan ! biban ! en avant !
enfin les chœurs :
Ah ! plaignons sur la ritournelle,
Plaignons I'œil de mademoiselle !
…
Qu’il soit couvert de chaînes !
C’est bien fait !
Hervé (photographié par Reutlinger) © Paris Musées / Musée Carnavalet
Charles Virmaire, qui fit visite, vers cette époque, à Florimond Hervé, le montre travaillant assidûment dans sa petite villa d’Asnières. « Voilà, dit l’interviewer, un immeuble qui a été noblement gagné à la sueur de ses chansons. Car c’est du produit de ses œuvres à l’Eldorado que le maestro Hervé a payé cet asile champêtre… Quel type étrange, que ce compositeur toqué, que ce chef d’orchestre en délire qui a mis, à la scène, l’aliénation mentale en coupe réglée !... C’est à lui que nous devons : les demoiselles de famille qui font de la menuiserie ; les gendarmes invraisemblables qui s’appellent d’un nom de fromage ; les amoureux qui interrompent leurs déclarations d’amour pour s’écrier : “Mon Dieu ! j’ai oublié de coller mon vin !...” Les héros du moyen âge qui mettent leurs couronnes ducales au Mont-de-Piété.
Rien n’est plus calme que l’intérieur d’Hervé, nul n’est moins frénétique que lui dans la vie privée ; personne n’a plus d’ordre et de régularité dans son existence.
Hervé est un travailleur auquel il faut le silence du cabinet. À la maison Hervé, la vie est patriarcale. Il n’est pas servi par des femmes en maillot couleur de chair ; ce ne sont pas des danseuses en jupe courte qui lui cirent ses bottes. Une vieille servante, qui ne se doute pas que le “bourgeois” fait des cascades au théâtre, compose toute sa livrée. »
Après l’Œil crevé, Hervé fait représenter le Roi d’Amatibou et Chilpéric (1868) ; (l’auteur, parodiste de lui-même, donne à l’Eldorado un Chilméric), le Petit Faust, les Turcs (1869) et Deux portières pour un cordon, en collaboration avec Lecocq et Legouix, sous le pseudonyme d’Alcindor.
En 1870 il est à Londres. Ce travailleur infatigable a appris, en quelques mois, la langue anglaise ; il joue son répertoire en anglais. En 1871, on monte à Déjazet, Le Nouvel Aladin ; aux Variétés, Le Trésor [sic pour Trône] d’Ecosse ; en 1873, au même théâtre, La Veuve du Malabar.
Lara Neumann (Dindonette) et Damien Bigourdan ( Alexandrivore) à l'Opéra de Bordeaux © Eric Bouloumié
Hervé repart en 1874 pour Londres, où il fait représenter une opérette anglaise dont il traduit le livret de Thompson. Puis c’est la Belle Poule, Alice de Nevers, Estelle et Némorin, Panurge, la Marquise des rues, la Femme à papa. En 1876, Hervé a assuré la direction des Menus-Plaisirs. Toujours la même année on reprit à l’Opéra-Bouffe Chilpéric. Ida Delaroche jouait le rôle de Frédégonde, créé par Blanche d’Antigny, Hervé celui de Chilpéric. À la reprise de l’Œil crevé aux Folies-Dramatiques (mars 1876), Mlle Véron et Mme de Presles jouèrent les rôles de Fleur de Noblesse et de Dindonnette, créés par Blanche d’Antigny et Julien Baron.
Seul de la création, Millier jouait le gendarme Gérômé. À cette date, l’Œil crevé avait été représenté plus de cinq cents fois tant en France qu’à l’étranger.
Barbey d’Aurevilly avait sévèrement critiqué Hervé. « Ah ! quand une veine de bêtise est ouverte, écrivait-il à propos des Turcs, il y a bientôt hémorragie. Offenbach n’était que la veine, mais l’hémorragie, c’est Hervé… Offenbach, une grimace ; mais Hervé la grimace d’une grimace. » Il dit encore, de cette « immondice musicale et littéraire » : « C’est inracontable et indescriptible. Cela n’a ni queue ni tête. »
L’Œil crevé, pour Barbey, c’est « la cacophonie de la Bêtise et du Talent. Le talent y est indiscutable. Il y est, mais la bêtise aussi, et la bêtise encore plus. Il s’agit de la conscience humaine, que l’on crève… »
C’est dans son article à propos de l’Œil crevé que l’admirable critique du Parlement lance cet aphorisme sur le musicien : « Un musicien n’est jamais qu’une flûte, et n’a pas plus de mortalité qu’une flûte. Quand il a fait son turlututu, il se croit quitte envers Dieu et envers les hommes. »
Albert Wolff racontait sur Hervé cette anecdote : Un ambassadeur, un aide de camp de Napoléon et un général, qui ont entendu parler de Hervé se font présenter, et se lient avec le compositeur. On dîne au Café Anglais, et, pour achever la soirée, le quatuor se rend aux Délass-Com’. Hervé introduit ses nouveaux amis dans les coulisses du théâtricule. Soudain de l’ombre surgit un pauvre « cabot » de dernière classe, qui interpelle l’auteur du Hussard persécuté : « Me reconnaissez-vous, monsieur Hervé ? »
Hervé avait joué, en même temps que ce demi-figurant famélique, au cours de quelque vague tournée. Il aurait pu répondre non, mais il répondit oui. « C’est un vieux camarade, expliqua-t-il ; invitons-le à souper. » On alla souper avec le pauvre acteur, — et ce fut l’ambassadeur qui régla la note.
(1) Rappelons que la Princesse jaune a été enregistrée en février dernier par l’Orchestre du Capitole dirigé par Leo Hussain (avec les voix Judith Wanroij et Mathias Vidal) et sera disponible à la rentrée dans la collection Opéra Français du PBZ.
(2) www.concertclassic.com/article/debora-waldman-dirige-la-creation-mondiale-de-la-symphonie-de-guerre-1917-de-charlotte-sohy
(3) L’enregistrement de Phryné dirigé par Hervé Niquet sortira l’hiver prochain dans la collection Opéra Français
(4) www.concertclassic.com/article/enregistrement-de-phryne-de-saint-saens-rouen-rions-un-peu-avec-camille-compte-rendu
Photo © Paris Musées / Musée Carnavalet
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