Le 15 avril 2019, en fin d'après-midi, la charpente et la flèche de Notre-Dame de Paris s'embrasaient, l'incendie n'étant maîtrisé qu'au petit matin (1). Un an plus tard, en mai 2020, Warner Classics publiait un CD dont le titre faisait écho à la sidération alors ressentie de par le monde : Notre-Dame – cathédrale d'émotions. S'y trouvaient réunies des captations réalisées entre 2012 et 2018 (certaines en concert à Notre-Dame) par les quatre composantes de la Maîtrise Notre-Dame de Paris : Chœur d'adultes, Chœur d'enfants et Jeune ensemble (que dirige Émilie Fleury), Ensemble vocal Notre-Dame de Paris (musique médiévale), tour à tour sous la direction de Lionel Sow puis d'Henri Chalet, Sylvain Dieudonné dirigeant l'Ensemble vocal. Vaste programme par-delà les siècles, jusqu'à la musique de compositeurs d'aujourd'hui œuvrant pour la cathédrale : Magnificat op. 50 de Jean-Charles Gandrille, Psaume 121 de Philippe Hersant, Veni Sancte Spiritus d'Yves Castagnet (2).
 
 

 
Pâques à Notre-Dame

En ce printemps 2022, en amont des festivités pascales et trois ans exactement après le sinistre – le vendredi saint tombe cette année le 15 avril –, paraît un nouvel album : Pâques à Notre-Dame, véritable première coproduction Warner Classics – Maîtrise Notre-Dame de Paris. Cet enregistrement Warner a été réalisé à Paris en avril 2021 à Sainte-Clotilde, vaisseau à l'acoustique « de cathédrale ». Yves Castagnet joue depuis la console mobile « l'orgue Cavaillé-Coll "César Franck" (1859) » de la basilique – ce qui prête un peu à confusion quand on sait combien cet instrument, ô combien historique, a néanmoins été retouché et agrandi au fil du temps, tout en demeurant l'orgue de Franck. Ce dernier referme d'ailleurs le programme, redonné à l'identique en concert le 8 avril 2022 à Saint-Eustache pour fêter la parution du CD : œuvres somptueuses, précédemment entendues en concert ces dernières années, depuis la prise de fonction d'Henri Chalet comme chef de chœur principal en 2014. Le CD ajoute quelques pages d'Yves Castagnet ainsi que deux harmonisations dues au chanoine Jehan Revert (1920-2015), « la voix de Notre-Dame », maître de chapelle qui pendant si longtemps présenta, de manière incomparable, les concerts de la cathédrale. On est au cœur du répertoire de la Maîtrise et sous un angle majeur de son activité musicale et pédagogique : la confrontation de la musique ancienne (ici sous le signe de la Renaissance italienne) et d'une musique actuelle conçue pour Notre-Dame.
 
Chaleureuse empathie
 
La Maîtrise a « remonté » pour l'occasion et en un temps record ce programme complexe, chaque page redisant l'éloquente et chaleureuse empathie à travers laquelle Henri Chalet s'adresse à ses choristes. Tout en sachant que le concert précédent (25 mars, Saint-Eustache) associait Magnificat de Bach et Dixit Dominus de Haendel – un autre univers – et que celui d'avant (12 mars, cathédrale de Créteil) renouait avec l'un des domaines d'élection de la Maîtrise : le romantisme allemand. Également que lors des célébrations de la semaine sainte la Maîtrise proposera des musiques d'une non moindre diversité : Bach et Buxtehude, Copland et Gandrille pour le vendredi saint ; Bach et Ropartz pour le samedi saint ; Mozart et Franck pour le dimanche de Pâques… Parcourir, sur le site de Musique sacrée à Notre-Dame de Paris, la programmation tant des concerts que de la participation de la Maîtrise à la liturgie à Saint-Germain-l'Auxerrois (« cathédrale de substitution ») confirme l'ouverture musicale de cette institution singulière. Quant à la qualité des prestations, elle laisse à vrai dire sans voix – de la part de formations chorales dont il faut redire qu'elles ne constituent pas un chœur « professionnel », quand bien même nombre de membres du chœur d'adultes se destinent à une carrière de musiciens professionnels. La Maîtrise est un lieu de formation musicale dont les membres, par définition, se renouvellent sans cesse. À chaque reprise d'un programme antérieur, combien de participants ont déjà eu l'occasion de chanter les œuvres proposées ? La constance de l'excellence n'en est pas moins chaque fois au rendez-vous, l'esprit de la Maîtrise créant l'unité via la transmission et l'émulation.

Force et subtilité
 
Il serait aujourd'hui impensable d'ignorer les recherches menées depuis des décennies dans la mouvance de l'interprétation « historiquement informée », et jamais l'approche de la Maîtrise, sur un strict plan stylistique, ne se trouve à cet égard en porte-à-faux. Il n'en demeure pas moins une esthétique d'ensemble très particulière, tendant à harmoniser les étapes d'un programme selon une manière et un esprit propres à un « chœur de cathédrale », maître des grands espaces dans lesquels il est habitué à se produire, avec force et subtilité et les mille nuances et contrastes s'y trouvant associés. Qu'il s'agisse ici de l'Adoramus te initial de Monteverdi ou de la merveilleuse Messe brève d'Yves Castagnet qui s'ensuivit – que l'on avait pu réentendre en octobre 2020 à Saint-Eustache (3) –, d'une conduite et d'une richesse vocales toujours aussi profondément séduisantes, mille-feuille harmonique d'une exquise élévation et précision dans l'étagement des voix, requérant une absolue justesse d'intonation pour en révéler toute la pure complexité. Le Chœur d'adultes fut de nouveau superbement à la hauteur du défi musical de l'œuvre, qui commente le texte mis en musique avec une acuité et une réactivité de l'expression remarquables : première œuvre liturgique de Castagnet, datant de ses premières années de présence à Notre-Dame (nommé organiste de chœur en 1988), indéniable coup de maître.
 
La suite du programme reprenait l'impressionnant Crucifixus d'Antonio Lotti : le « chœur de cathédrale » d'un grand format atemporel dans toute sa splendeur, l'ampleur ne trahissant à aucun moment l'esprit de l'âge baroque ; puis, pour voix de femmes, le Stabat Mater (2014) de Jean-Charles Gandrille, d'un seul tenant et chaque fois saisissant. Suivirent, a cappella, deux des Quatre motets sur des thèmes grégoriens op. 10 de Maurice Duruflé : Ubi caritas (le caractère antiphonaire du tout début étant particulièrement sensible – où l'on retrouvait l'acuité de l'étagement des parties évoquée pour la Messe brève de Castagnet) et Tantum ergo (individualisation des pupitres dans l'harmonie du tout), magiques.
 
À la Missa octo vocum de Hans Leo Hassler fit suite une reprise du Regina Caeli pour voix de femmes a cappella de Lise Borel, créé le 6 octobre 2020 lors du concert évoqué plus haut. Un même enchantement, les interprètes étant disposées en cercle pour un vis-à-vis optimal des structures rythmiques superposées, flammèches dansantes à l'appui d'une thématique hypnotique (3). Année Franck oblige, le maître de Sainte-Clotilde refermait ce concert, comme au disque : Dextera Domini, « Offertoire pour le saint jour de Pâques » on ne peut mieux en situation (4), œuvre dense et magistrale au souffle puissant et formidablement nuancé.
 

Yves Castagnet © DR

Entre Duruflé et Hassler, Yves Castagnet fit de nouveau entendre la Pièce d'orgue BWV 572 de Bach. Si les possibilités interprétatives demeurent contraintes dans les mouvements extérieurs, il n'en va pas de même pour le Gravement médian, ici conçu telle une structure en incoercible expansion, depuis les fonds clairs de l'orgue jusqu'à un Organo pleno semblant disposer de ressources supplémentaires infinies, l'extraordinaire et presque insoutenable tension dynamique et dramatique se brisant net sur l'accord audacieusement disruptif qui fait basculer l'écriture à cinq voix vers le Lentement de conclusion. Impressionnant. Yves Castagnet dont on apprit à l'occasion de ce concert que la Maîtrise s'apprête, autour de l'Ascension, à enregistrer son Magnificat composé durant les confinements successifs. Le souhait d'Yves Castagnet et de la Maîtrise est que l'œuvre soit créée à Notre-Dame lors de l'inauguration du futur orgue de chœur, entièrement reconstruit et plus important que le précédent (détruit par l'eau, non par le feu), et si possible doté d'une console mobile pour accompagner au plus près les voix. Étant entendu que l'orgue de chœur ne sera pas achevé pour la réouverture de la cathédrale, mais peut-être six mois plus tard, un an… D'où l'idée, à l'inverse de ce qui se fait habituellement, d'enregistrer l'œuvre de manière à la faire connaître sans attendre l'orgue de chœur, pour ainsi dire son dédicataire.
 
Pâques à Notre-Dame était de prime abord un « projet unique », isolé, pour Warner. L'enregistrement du Magnificat d'Yves Castagnet, pour le moment indépendamment de tout label, constituerait un projet idéal pour une autre collaboration Warner Classics – Maîtrise Notre-Dame de Paris, le répertoire de la Maîtrise n'étant pas en peine pour proposer un complément de programme. L'onde de choc suscitée à travers le monde par l'incendie de Notre-Dame dit assez l'impact et l'aura qu'un tel lieu peut avoir, également à l'étranger. Gageons que la diffusion d'un nouvel enregistrement de la Maîtrise par une major comme Warner ne saurait qu'être couronnée de succès, nouveau maillon capital pour porter à la connaissance du public une musique d'aujourd'hui aussi pleinement accessible que d'une qualité assurément à la hauteur de son lieu de destination.
 
Michel Roubinet