Journal
Il viaggio, Dante de Pascal Dusapin en création mondiale au festival d’Aix-en-Provence 2022 – Divine Comédie, humaine tragédie – Compte rendu
En 2008, au festival d’Aix déjà, le compositeur Pascal Dusapin créait son sixième opéra, Passion, inspiré du mythe d’Orphée ; quelque chose de commun irrigue le neuvième, Il viaggio, Dante : la traversée des enfers à la recherche d’un amour disparu, le retour au monde, les connexions au mythe universel. Un « opératorio », selon l’expression du compositeur, comme lorsqu’on interdisait à Bach de faire du théâtre à l’église et qu’il en faisait quand même en basculant les émotions humaines dans le vertige sacré. Pascal Dusapin confesse qu’après l’écriture, entre Passion et Dante, de deux opéras d’une noirceur exceptionnelle, Penthesilea où l’amazone dévore son amant, Macbeth underworld dans des enfers peuplés de fantômes, il avait envie « de [se] réconcilier avec quelque chose. Et peut-être aussi avec [lui]-même. Et la Divine Comédie est une histoire qui se termine bien ».
Certes, Dante remonte de l’Enfer, traverse le Purgatoire, atteint le Paradis où l’attend Béatrice – réconciliation, grâce, transcendance de notre condition – mais il serait inattendu que le compositeur ait cédé à l’esprit de légèreté en proposant des matins en fanfare à la place du bleu nuit. Dans la pâte de verre onctueuse de l’orchestre et du chœur de l’Opéra de Lyon que le chef Kent Nagano fait rayonner, les familiers de la musique de Dusapin retrouveront sa patte sonore : les soubassements solides, armés, qu’amplifient encore les ronflements magmatiques de l’orgue, les voix tout au-dessus, plaintes animales et virevoltes d’alouettes, et entre les deux d’immenses espaces de résonance que l’oreille sonde et où l’imaginaire trouve à construire. Alors oui, cela finit dans les consonances et la lumière – celle d’un vitrail musical qui viendrait au crépuscule saturer ce qu’il restait de vide et de silence – mais qu’on ne s’attende tout de même pas à entendre That’s all Folks !
Dante (Jean-Sébastien Bou), le jeune Dante (Christel Loetzsch), Virgile (Evan Hughes), à droite le narrateur (Giacomo Prestia) © Monika Rittershaus
Des voix pour le ciel
Dante – ou plutôt Dante l’aîné puisqu’il y a deux Dante sur ce chemin – c’est l’humanité du baryton Jean-Sébastien Bou, à la fois Orphée déchiré par la douleur, le doute, l’effroi, l’espoir, l’acceptation, et Faust qui n’entend pas ce qu’on lui montre, faisant ainsi se rejoindre deux incarnations antérieures de l’univers de Pascal Dusapin – Passion et Faustus, the Last Night. Le compositeur, dès l’origine du projet, entendait Giovane Dante – le jeune Dante, celui qui avait vu Béatrice disparaître de son avenir inconsolé – comme une voix de femme, dans la tradition des amoureux à l’opéra : la palette de timbres de la mezzo Christel Loetzsch y fournit les couleurs complémentaires à celles de son double.
La voix parfois un peu masquée par les graves de l’orchestre, le baryton-basse Evan Hughes chante Virgile, l’auteur de l’Énéide, en figure altière du poète telle que la concevait la Renaissance, un guide rassurant rompu aux voyages littéraires dont la silhouette et le bâton de pèlerin évoquent Jean le Baptiste au désert. Aux femmes, les plus hallucinantes virtuosités vocales : lumière de sainte Lucie l’aveugle, la soprano colorature Maria Carla Pino Cury est éblouissante de clarté ; le lyrisme sublime – au sens quasi chimique – de la soprano Jennifer France en Béatrice, ses appels tombés du ciel du théâtre, ses retrouvailles finales avec Dante – « Ouvre les yeux et regarde quelle je suis ! » – donnent une idée de pourquoi il a traversé les enfers.
Les Limbes - Dante (Jean-Sébastien Bou), Virgile (Evan Hughes) et les damnés © Monika Rittershaus
Retour sur terre
À cette constellation sidérale, la mise en scène de Claus Guth choisit le contrepoint terrestre, parfois terre-à-terre. Scénographie des lieux, costumes, chorégraphie des damnés, jusqu’à la vidéo discrète ouvrant sur un cinéma familier, tout semble construit à notre échelle, comme s’il s’agissait de semer autour des références d’époque – au mur du cabinet de travail, la carte de l’Enfer de Botticelli, le rhinocéros de Dürer – des images d’aujourd’hui sur un chemin qui nous laisserait autrement nombreux sur le bas-côté. Ainsi regardée, Il viaggio, Dante commence par un accident de la route – on pense aux Choses de la vie de Claude Sautet – avant d’explorer, dans une danse macabre et burlesque, un enfer à la David Lynch en compagnie du contre-ténor Dominique Visse, voix des damnés effrayante, grotesque, parfaite.
Paradis - Dante (Jean-Sébastien Bou) et Béatrice (Jennifer France)
Au micro, le narrateur Giacomo Prestia porte une veste pailletée de meneur de revue, les cercles de l’Enfer défilent comme des numéros de music-hall, les limbes ressemblent au secteur fermé d’un asile psychiatrique, ce sont des morts-vivants qui remontent du purgatoire, on a fait à Virgile la tête de Neo dans Matrix et à Lucie l’auréole d’une image pieuse… Sans cesse, l’incendie transcendant qui menace est éteint sous les cendres du commun, jusqu’à montrer le voyage de Dante comme l’hallucination d’un homme agonisant. C’est le regard d’un metteur en scène sur l’imaginaire d’un compositeur : rien ne s’oppose aux nuits contrastées quand elles rendent l’indicible accessible. Mais les images, certaines d’une beauté vénéneuse, imposant leur puissance, il sera intéressant, plus tard, de redécouvrir l’œuvre autrement. Au noir.
En attendant, acclamations debout à la première, tous – compositeur, librettiste, musiciens, danseurs, metteur en scène et son équipe – réunis dans la même ovation. Rien que pour parcourir ensemble, par les temps qui courent, le chemin audacieux qui s’achève sur « Oh gioia ! oh ineffabile allegrezza ! oh vita intègra d’amore e di pace ! », Le voyage, Dante vaut le voyage à Aix. Même si cette exaltation de la joie, de l’amour et de la paix, chantée par un homme blessé se vidant de son sang sur scène, nous ramène aux illusions irrémédiables de nos tristes jours.
Didier Lamare
Il viaggio, Dante, musique de Pascal Dusapin, livret de Frédéric Boyer - Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, 8 juillet ; prochaines représentations les 13, 15 & 17 juillet 2022
festival-aix.com/fr/evenement/il-viaggio-dante
Diffusé en direct sur France Musique le 13 juillet
www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/le-concert-du-soir/il-viaggio-dante-de-pascal-dusapin-creation-au-festival-d-aix-2876177
Photo : Les cercles de l'Enfer, avec à gauche la voix des damnés (Dominique Visse) © Monika Rittershaus
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