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Trois questions à Laurent Cuniot, directeur musical de l’ensemble TM+ – Résonances américaines au Printemps des Arts de Monte-Carlo
Le Printemps des Arts de Monte-Carlo, sous la direction artistique de Bruno Mantovani, se déroule dans la Principauté du 8 mars au 2 avril. Pour l’avant-dernier concert (1), samedi 1er avril, d’une édition traversée par des courants artistiques venus d’Amérique du Nord, l’ensemble TM+, avec Élise Chauvin en soliste, fera entendre les résonances américaines de deux compositeurs new-yorkais qu’apparemment tout oppose : Elliott Carter (1908-2012) et Steve Reich (né en 1936). Directeur musical de l’ensemble – et compositeur lui-même –, Laurent Cuniot nous guide dans cet « éloge des contraires ».
Pourquoi associer dans un même concert deux compositeurs aussi différents ?
C’est une proposition du Printemps des Arts : confronter deux des plus grandes figures de la musique contemporaine américaine, deux faces de notre modernité dont les univers sont tellement éloignés qu’on n’ose pratiquement jamais faire le pari du rapprochement. Nous sommes dans des musiques qui ont chacune un propos radical, dans des langages et dans des univers différents, voire opposés. Je trouve intéressant de solliciter chez l’auditeur des modes d’écoute totalement distincts, lui faire entendre ce que cette confrontation peut apporter comme émotion, comme enrichissement, comme éclairage de l’un sur l’autre.
Elliott Carter est très peu écouté. Pourquoi ? Et comment rendre sa musique désirable à nos oreilles ?
Elliott Carter est à la fois influencé par toute l’avant-garde européenne des années cinquante, dans son évitement de toute polarité harmonique, et nourri par Charles Ives, dans sa façon de superposer, dans une indépendance totale, des mondes harmoniques qui n’ont rien à voir entre eux. Cela crée des aspérités, sa musique ne se livre pas d’emblée : il est très difficile de se raccrocher à quelque chose sur le plan des hauteurs, mais cette difficulté est compensée par le soin accordé au phrasé, au détail de l’écriture rythmique qui est d’un raffinement extrême. A mirror on which to dwell est l’une des œuvres les plus réussies de Carter : les six miniatures explorent une poésie complexe, dans la construction de la phrase, dans les univers qui en émanent. La relation entre la voix et l’ensemble instrumental repose sur des gestes, des mouvements sonores portés par l’émotion du compositeur à la lecture des textes d’Elizabeth Bishop. C’est une musique extrêmement subtile qui intègre beaucoup le silence, qui travaille sur les contrastes, chaque pièce crée un univers riche, intense, animé par des traits d’énergie à la fois très accentués et pleins de finesse. Les traits sont saillants, il faut leur donner de la vitalité, de l’énergie, de la fugacité, sans que les arêtes deviennent trop tranchantes. De toute manière, il y a, esthétiquement, dans le son de la musique de Carter, une forme d’âpreté spontanée qu’il faut arriver à transcender : cette œuvre, avec son substrat poétique fort, le permet.
La musique de Steve Reich n’appartient pas à votre répertoire habituel : qu’avez-vous envie de faire entendre d’un compositeur à la fois très connu et très secret ?
Steve Reich ne s’est pas construit dans l’héritage du XIXe et siècle et de la première moitié du XXe siècle, ni en opposition avec celui-ci. Il a cherché ses modèles dans la musique extra-européenne, notamment dans les polyphonies des pygmées Aka, la superposition et le décalage des cycles, ou dans le contrepoint des compositeurs de l’École de Notre-Dame au XIIe et XIIIe siècles. Des modèles très forts, un langage qui n’appartient qu’à lui et va au-delà d’une volonté immédiate de séduction. Avec en plus l’enjeu de la maîtrise de la répétition : comment nourrir le temps dans la durée, comment construire de grandes formes autour d’un principe qui pourrait très vite s’épuiser. Il se dégage de sa musique une démarche personnelle très authentique que je ne saisissais pas en simple auditeur parce que les phénomènes de répétition, de contemplation du son ne correspondent pas à mon mode d’écoute.
Mais Steve Reich est un compositeur très mystérieux… Sa musique est l’une des plus directement accessibles et il met paradoxalement à distance toute forme d’émotion. Il y a une extraordinaire vitalité et une vraie forme de radicalité dans City Life, une de ses œuvres les plus fortes. Ainsi qu’une dimension dramaturgique puissante, bouleversante même, dont il ne dit pas un mot mais qu’à l’évidence on doit travailler comme interprète. New York, la mise en jeu d’une ville sous toutes ses facettes, de l’inquiétude à l’onirique, un bouillonnement sonore, le travail de l’espace, le rapport très caractéristique entre le monde instrumental et les sons enregistrés, les cloches, les cris, les portières qui claquent, les sirènes de bateau, de police, d’ambulance… C’est une poésie urbaine jusqu’au tragique : ce n’est pas anodin, par exemple, d’avoir échantillonné des conversations de pompiers au moment de l’attentat du World Trade Center en 1993, surtout lorsque cela fait aujourd’hui écho au 11 septembre. L’émotion que Reich met toujours à distance est réelle, et ce propos dramaturgique m’a complètement séduit dans City Life.
Propos recueillis par Didier Lamare le 22 février 2023
Festival Printemps des Arts de Monte-Carlo, du 8 mars au 2 avril 2023
www.printempsdesarts.mc/
(1) Elliott Carter : Gra, A Mirror on Which to Dwell.
Steve Reich : Cello Counterpoint, City Life.
Élise Chauvin (soprano), TM+, direction Laurent Cuniot. Samedi 1er avril à 20 h, auditorium Rainier III, Monte-Carlo.
Précédé à 18 h 30 d’une conférence (Steve Reich, musicien novateur et traditionnel) par Arnaud Merlin et Bruno Mantovani, salle d’honneur de la Société nautique de Monaco.
www.printempsdesarts.mc/programmation/samedi-1-avril-20h
www.tmplus.org/
www.laurent-cuniot.com/
Photo © Thomas Millet
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