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Archives du Siècle Romantique (76) – Musique des anthropophages (article de La France musicale, 22 juillet 1838)
Les Indes galantes de Rameau et nombre de turqueries chères à l’époque classique l’attestent, parmi bien d’autres exemples : l’exotisme en musique n’est pas l’invention du siècle romantique. Reste qu’avec le développement des transports, et l’essor de la colonisation, il a été une source d’inspiration très forte pour nombre de compositeurs.
Avec le Cycle « Au miroir des mondes » qu’il propose à Venise depuis la fin du mois dernier et jusqu’au 27 octobre, le Palazzetto Bru Zane explore cette facette du répertoire XIXe et début XXe siècle avec le concours d’artistes tels que Jodie Devos, Eléonore Pancrazi, François Dumont, le Duo Bellom-Margain, Luigi Attademo, Louis Rodde et Gwendal Giguelay, Salomé Jordania (dont le programme a été doublé au Festival Piano aux Jacobins de Toulouse), le Trio Zeliha ou encore le Duo Bizjak.
« Voyage onirique », « Deux pianos sur les routes », « Soirs étrangers », « Sur les bords de la Méditerranée » : les titres de programmes donnent le ton avec des auteurs rares ou plus connus comme Saint-Saëns – l’un des plus grands voyageurs de l’histoire de la musique – et Debussy, infiniment plus casanier mais qui a su voyager et nous faire voyager et rêver par la puissance de son imagination. La Soirée dans Grenade, La Puerta del Vino ...
Onirisme, couleur, douceur, sensualité, érotisme correspondent souvent à la notion d’exotisme musical. Mais il est des exceptions, telle celle qui occupe le 76e épisode des Archives du Siècle Romantique, où il est question ... d’anthropophagie ! En 1839 parut en français la traduction du Dictionnaire de musique de l’Autrichien Peter Lichtenthal (1778-1853), un pionnier dans le domaine de la musicothérapie, que les mozartiens les plus passionnés connaissent pour sa transcription pour quatuor à cordes du Requiem de Mozart (une curiosité enregistrée par le Quatuor Debussy à la fin des années 2000). Autre curiosité, le Dictionnaire de Lichtental comporte une notule « musique des anthropophages » fondée sur le témoignage d’un conseiller de cour russe passé par les Îles Marquises, que La France musicale publia dès le 22 juillet 1838, accompagné d’un exemple musical, quelques mois avant donc avant la sortie du Dictionnaire. « A quoi sert ce feu ? A rôtir l’ennemi ! » ...
Alain Cochard
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Musique des anthropophages
Note de La France musicale : Cet article, que Lichtenthal a placé dans son dictionnaire, est extrait d'une lettre d'un conseiller de cour russe, nommé Tilesius, membre de la société des Voyageurs de Krusenstern. Elle est datée du port Saint-Pierre et Saint-Paul, au Kamtschatka, le 1er septembre 1804, et adressée par Titcsius à un de ses amis de Leipsick.
Lorsque le temps est clair, on aperçoit du sommet des plus hautes montagnes de Nukahiva les îles de Sainte-Christine, appelées en langue marquesane, Tauhuata Montanioh. Les habitants de Sainte-Christine font de temps en temps la guerre à ceux de Nukah. C’est à cela que fait allusion la chanson qu’on trouve notée ci-dessous. Elle est dramatique et contient ce qui suit : La nation revient du combat. Il fait nuit. Quelqu’un distingue de loin du feu dans l’île ennemie : « Où est le feu ? » Le chœur répond : « Dans Tauhuata Montanioh, chez nos ennemis ! Ils rôtissent nos morts et nos prisonniers ! » Cette chanson les rend furieux. Ils crient : du feu ! On en fait sur le champ, et ils éprouvent un plaisir inouï à pouvoir user de représailles en rôtissant les morts et les prisonniers de l’ennemi, plaisir auquel se mêle pourtant un sentiment de compassion, éveillé en eux par la pensée des femmes, des enfants et de tous les parents qui, dans cet instant, versent des larmes. Pour terminer, ils comptent les jours depuis le premier jusqu’au dixième, en ayant soin d’indiquer le temps fixé pour le festin où seront mangées les victimes, et pour la solennisation de la victoire. À cette occasion, ils chantent, tout en dansant, cette triste en mode mineur qui ressemble à un plain-chant. Des hommes mûrs et des jeunes gens au nombre de deux cents à six cents marquent la mesure en frappant dans leurs mains ; si le butin qu’on a fait est considérable, ils l’enfouissent dans des tombeaux.
Bien que le chant de ces sauvages ne soit autre chose qu’une espèce de murmure, l’observateur érudit distinguera facilement dans cette chanson, le mode mineur commun à tous les chants des peuples sauvages, et même des nations les moins civilisées de l’Europe. Il est très singulier de voir que ces anthropophages, qui ne doivent pas avoir l’oreille fort délicate, aiment beaucoup la tierce mineure, marquée dans la chanson par cette ligne.
Le narrateur termine sa lettre de la manière suivante. « Il y a dans l’expression de cette chanson quelque chose d’effrayant qui vous pousse tellement au désespoir, qu’il vous semble entendre le chant funèbre de votre convoi. J’ai passé dans cette angoisse une nuit entière que ces sauvages (doués du reste d’un très bon caractère) ont bien voulu employer en mon honneur, afin que j’eusse une idée de ce que je viens de vous communiquer. »
Cycle « Au miroir des mondes »
Venise – Palazzetto Bru Zane
Jusqu’au 27 octobre 2023-10-09
bru-zane.com/fr/ciclo/mondi-riflessi/#
Illustration © Gallica - Bnf
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