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Une interview de Juliette Journaux, pianiste – « Mon port d’attache a toujours été Vienne »
« Wanderer sans paroles » (1), le premier disque de Juliette Journaux (dans la série « Piano Stories » d’Alpha Classics) est l’un des disques de piano les plus saisissants et les plus originaux de l’automne. La pianiste et cheffe de chant – ancienne élève d’Hortense Cartier-Bresson, Emmanuel Strosser, Anne Le Bozec et Erika Guiomar au CNSMDP, passée par l’Académie Orsay-Royaumont – a imaginé un programme autour du thème du Wanderer : les Klavierstücke D. 946 de Schubert y sont entourés de transcriptions, pour la plupart de la main de J. Journaux, particulièrement réussies, de pages de Schubert, Wagner et Mahler. Un superbe disque de piano ? Bien plus : un voyage musical et poétique porté par un souffle et une imagination sonore – plus, une conscience du son – tels qu’on n’en entend pas tous les jours.
Frédéric Hutman a rencontré Juliette Journaux à l’approche du récital qu’elle donne avec le baryton Edwin Fardini à la Bibliothèque La Grange Fleuret le 22 novembre. Un programme tout entier occupé par des lieder d’Oskar Posa (1873-1951), figure hélas oubliée de la musique viennoise du début du XXe siècle. Une passionnante découverte s’annonce : avis aux curieux !
« Wanderer sans paroles », votre premier enregistrement en solo, tourne autour de l’œuvre de Schubert. Comment est né votre amour – évident – pour ce compositeur ?
C’est mon père qui est à l’origine de cette passion. J’avais 6 ans lorsqu’il m’a fait découvrir Schubert. Il a commencé par les Impromptus op. 90 par Radu Lupu. Le 3e en sol bémol majeur a été une grosse claque. Puis il m’a fait écouter Au dem Wasser zu singen, Erlkönig, le premier mouvement du Quatuor «La Jeune fille et la Mort ». Toutes ces œuvres m’ont, si je puis m’exprimer ainsi, « traumatisée en bien ». Cela a changé ma vie, et j’ai décidé de me mettre au piano, tout d’abord seule, puis j’ai commencé à travailler avec Tatania Kostrova, une professeure russe, ancienne chef de chant au Bolchoï.
On ressent tout au long de votre disque un attachement très particulier pour les œuvres que vous interprétez ...
Oui. Un véritable amour qui confine à l’obsession. Pour Schubert, c’est une obsession depuis vingt ans, et pour Wagner, ma passion est née en accompagnant des chanteurs. J’ai eu un choc. Et en écoutant le Ring à l’Opéra Bastille il y a quelques années, ce choc s’est amplifié. J’ai déchiffré tous ses opéras dans des réductions pour piano. En ce qui concerne Mahler, ma passion pour sa musique est née il y a environ six ans, avec le lied « Ich bin der Welt Abhanden gekommen » (n° 4 de des Rückert-Lieder). Mon professeur d’accompagnement de l’époque m’avait demandé de faire à vue une réduction de la partition d’orchestre. Je ne connaissais pas du tout cette musique : ça a été un coup de foudre immédiat ! J’ai ensuite découvert les autres cycles de lieder du compositeur, puis ses symphonies.
Vous êtes cheffe de chant. En quoi consiste ce métier ?
C’est un métier passionnant, un métier de l’ombre, qui comporte deux volets principaux. Tout d’abord, le chef de chant est un coach pour les chanteurs. Il étudie le rôle avec eux, participe à la mise en place rythmique de ce qui est chanté. Et les aide pour la prononciation, car souvent ils ne chantent pas dans leur langue maternelle. Je suis à l’aise pour l’allemand, et également pour le russe. Si je me sens assez à l’aise dans mon métier, je peux « coacher presque » dans toutes les langues. Le ou la chef(fe) de chant travaille également sur la psychologie du personnage.
L’autre aspect de l’activité du chef de chant consiste à accompagner la production de l’opéra. L’orchestre ne pouvant pas être présent durant toutes les répétitions, on travaille donc au piano avec les chanteurs, en collaboration avec le chef d’orchestre. Parfois aussi avec le metteur en scène. Il arrive que ce dernier ait des idées inapplicables au chanteur (cela peut aller jusqu’à demander de chanter la tête en bas ...). Nous sommes là pour dire non au metteur en scène, en particulier quand le chanteur n’ose pas refuser et entrer en conflit avec ce dernier.
On trouve beaucoup de duos constitués, chanteur/chanteuse avec pianiste, donc des relations très étroites entre ces musiciens. C’est un lien très important pour vous ?
Bien évidemment. Le duo piano/ chant est une des relations musicales les plus intenses qui soit. Il y a du reste beaucoup de chanteurs avec lesquels j’ai tissé une relation très ancienne et étroite. Je pense à Liviu Holender, un baryton autrichien avec lequel je travaille beaucoup, ou encore Edwin Fardini, autre baryton. Et beaucoup d’autres. Il y a une sorte d’évidence, et un moment où on ne fait qu’un avec le chanteur. C’est très intense.
© Olivier Lalane
Vous adorez travailler avec les chanteurs et vous avez pourtant choisi d’enregistrer votre premier disque en solo. Pourquoi ?
Je dois avouer que j’aime tellement la voix que j’ai décidé de faire un disque sans voix ! Je donne tellement de mon temps aux chanteurs que je me suis rendu compte qu’il y avait parfois, quand on travaille dans la mélodie ou à l’opéra, beaucoup de compromis. Je suis souvent contrainte de réfréner mes idées musicales. Nous travaillons avec des chanteurs qui ont la contrainte de leur corps, de la respiration, de l’expression du texte. Et il y a aussi la question du rapport de l’orchestre et de la voix, qui crée une distance avec l’auditeur. J’ai aussi voulu donner à entendre la modernité de l’harmonie dans des œuvres de Wagner ou Mahler. Les frottements dans certaines harmonies. Cette modernité est souvent plus difficile à percevoir derrière une riche orchestration.
J’avais également envie de souligner ce qui relie Schubert à Mahler, et Mahler à Schönberg. Il se trouve que lorsque j’ai réalisé la transcription de « Der Abschied », la dernière partie du Chant de la Terre, je travaillais par ailleurs sur les Gurre-Lieder de Schönberg, dans la version voix-piano de Berg ; la filiation Mahler-Schönberg m’apparaissait clairement. On la ressent de manière d’autant plus évidente, quand l’harmonie est en quelque sorte «compressée » en l’absence de l’orchestre. Un accord qui, habituellement est joué par six instruments différents, va se retrouver sur un même plan au piano. Et on se rend compte à quel point la Deuxième école de Vienne est déjà présente chez Mahler.
Vous avez une passion, du reste, pour la Première et la Deuxième école de Vienne. D’où vient elle ?
Je l’ignore. Mais je me sens toujours chez moi dans cette musique. Mon port d’attache a toujours été Vienne.
Pourquoi le titre « Wanderer sans paroles » ?
J’ai voulu évoquer cette figure errante. Ce Wanderer n’est pas seulement un voyageur. Ce n’est pas quelqu’un qui voyage dans une direction précise, d’un point A à un point B. Le Wanderer part pour on ne sait quelle destination, une terre promise, ou un autre lieu qu’on ignore. Il y a des centaines de raisons pour lesquelles le Wanderer part, mais c’est de toute façon un univers qui m’a toujours touchée.
Pause nature pendant l'enregistrement de "Wanderer sans paroles" à Dobiacco en octobre 2022 © Olivier Lalane
Schubert fait peur à certains jeunes musiciens ...
Je comprends cette crainte. C’est une musique que j’aime profondément, mais je ne me risquerais pas, pour le moment, à interpréter certaines de ses œuvres, telles que les dernières sonates. En même temps, cette thématique de l’errance, qui me touche particulièrement, est éloignée de la vie que j’ai menée jusqu’à présent, partagée entre Paris et la région parisienne. J’ai suivi une route classique, conservatoire etc. ; je suis allée d’un point A à un point B. Or, cette thématique m’est d’autant plus chère qu’elle ne correspond pas à mon propre itinéraire. Par ailleurs, j’éprouve depuis l’enfance une grande empathie pour la personne de Schubert, de même que j’ai depuis longtemps une grande empathie pour la personne de Mahler. Le sentiment de solitude de Schubert, sa vie, sa soufrance, qui s’expriment si bien dans sa musique, m’ont toujours profondément touchée. Il faut dire aussi que Schubert a l’art de transfigurer sa propre douleur. On ne va pas vers la lumière comme dans les Passions de Bach, mais le compositeur sourit toujours derrière ses larmes.
Vous abordez le premier Klavierstück D. 946 de Schubert de manière très intense, très rapide. Cela s’est imposé dès le départ ?
Oui, très rapidement. J’ai eu cette image dès le début de mon travail sur ce cahier – il y a longtemps déjà. Le premier morceau est une sorte de course à l’abîme. Et puis j’ai aussi travaillé ces pièces sur pianoforte durant quelques heures : on se rend compte sur un tel instrument que cette musique peut être très violente. Notamment les quintes à vide du début. Les notes extrêmes de l’accord forment cette quinte à vide, laquelle donne un intervalle très riche qu’on connaît bien dans la culture occidentale.
© Olivier Lalane
La Wanderer Fantaisie, qui utilise ce thème du Wanderer, est une des œuvres pianistiques techniquement les plus difficiles de Schubert. Cela vous semble-t-il paradoxal ?
Oui. Il s’agissait d’une commande d’un virtuose contemporain de Schubert. Pour moi, cette œuvre est une des œuvres les moins « Wanderer » du compositeur. Cette œuvre a une structure très forte, et un style qui est lointain du style habituel du compositeur. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai choisi de ne pas l’inclure dans mon programme.
Quand vous transcrivez, vous faites des choix, par rapport à l’instrumentation originale. Cela suscite-t-il une interrogation permanente ?
Oui, tout le temps. Pour le « Ich bin des welt abhanden gekommen » je pense que ma transcription n’évoluera pas beaucoup. Mais en ce qui concerne « Der Abschied », je suis persuadée que si j’y reviens dans quelques années, je voudrai mettre d’autres choses en valeur. Et si je demande à un ami pianiste de transcrire cette partition, il fera quelque chose de tout à fait différent.
En tant que cheffe de chant à l’opéra, vous devez constamment transcrire des partitions d’orchestre à vue pour le piano ?
Pas toujours. Nous avons souvent des réductions de la partie d’orchestre pour le piano. Mais nous devons toujours avoir sous les yeux le conducteur d’orchestre, toutes les parties d’orchestre écrites. La réduction est quelque chose de très technique, tandis que la transcription est un pas de plus vers la subjectivité ; on met en valeur telle ou telle chose qui nous semble importante. En tant que cheffe de chant, mon travail est plutôt celui de la réduction, mais pour mon disque, j’ai proposé des transcriptions.
Qu’avez-vous à l’esprit quand vous jouez la transcription d’une œuvre initialement écrite pour la voix et l’orchestre, ou la voix et le piano ?
Tout d’abord, il faut penser à bien respirer. Cela c’est une habitude que j’ai prise en travaillant avec des chanteurs. Un pianiste peut jouer, même s’il respire mal, ce qui n’est pas le cas du chanteur. Respirer est une chose que j’ai acquise dans mon travail pianistique, à force de travailler avec des chanteurs.
J’orchestre par ailleurs beaucoup dans ma tête, me demandant constamment quel son d’instrument je veux atteindre. Et souvent, du reste, je pense au hautbois ou à la clarinette, deux instruments que j’adore.
Edwin Fardini © Karl Pouillot
Eloignons nous de ce disque. Pouvez-vous évoquer la figure d’un compositeur que vous interprétez et qui nous est malheureusement inconnu ? Je veux parler d’Oskar Posa dont vous offrirez une sélection de lieder, au côté d’Edwin Fardini, le 22 novembre à la Bibliothèque La Grange Fleuret.
J’ai découvert cet auteur avec mon compagnon, qui a fait beaucoup de recherches musicologiques à son sujet. C’est un musicien juif viennois né en 1873, donc un contemporain de Schönberg et Zemlinsky. Il a fait des études de droit, mais fut assez reconnu comme compositeur en son temps – il était même publié par Simrock, le célèbre éditeur. Il fut un des cofondateurs de l’Association des nouveaux compositeurs viennois (Vereinigung Schaffender Tonkünstler in Wien), une célèbre association dont il a écrit le texte fondateur. Il a contribué à la création d’œuvres importantes, comme Pelléas et Mélisande de Schönberg, ou La Petite Sirène de Zemlinsky, Ainsi que les Kindertotenlieder et le Knaben Wunderhorn de Mahler. Il a composé de la musique de chambre, beaucoup de lieder, et certainement pour l’orchestre, mais ses partitions symphoniques sont perdues. Il a été directeur artistique de l’Opéra de Graz, le deuxième opéra autrichien après celui de Vienne. Il en a été renvoyé, en raison de ses origines, en 1938. S’en est suivie une période de dépression. Il est resté à Vienne, mais on ignore ce qui s’est passé jusqu’à sa mort, en 1951. La découverte de sa musique a été un grand choc émotionnel pour moi et je suis heureuse de m’associer à Edwin Fardini pour faire découvrir quelques uns de ses nombreux lieder.
Propos recueillis par Frédéric Hutman le 6 octobre 2023
Edwin Fardini, baryton / Juliette Journaux, piano
Œuvres d’Oskar Posa
22 novembre 2023 – 19h30
Paris – Bibliothèque La Grange Fleuret
// www.bibliotheques-royaumont.com/evenement/oscar-posa-lieder-oublies/
Photo © Olivier Lalane
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