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Le Chant de la terre de Laurent Cuniot par TM+ – Quand poésie et musique respirent ensemble – Compte-rendu
Aux commandes du Printemps des Arts de Monte-Carlo depuis 2021, le compositeur et chef d’orchestre Bruno Mantovani a souhaité pour l’édition 2024 proposer une relecture d’aujourd’hui du Chant de la terre ; non pas une réinterprétation de l’œuvre de Mahler – qui a du reste connu des arrangements pour orchestre de chambre, programmés cette année à Monaco – mais un retour à sa source littéraire, des poèmes chinois de la dynastie Tang (VIIIe siècle), pour alimenter une musique nouvelle. Il a offert cette proposition – ce cadeau – à Laurent Cuniot, qui redonne l’œuvre, quelques jours après sa création, à l’Opéra de Massy.
Au-delà de l’amitié et de la complicité musicale qui lient les deux musiciens, l’un et l’autre à la fois compositeur et chef d’orchestre, le choix est particulièrement judicieux, tant Laurent Cuniot sait dialoguer avec le passé et l’ailleurs, s’en inspirer sans s’y laisser absorber, et cela tant dans sa programmation avec l’ensemble TM+ (ces « voyages de l’écoute » où se répondent Mozart, Debussy et Messiaen, Domenico Scarlatti et Scelsi, Purcell et George Benjamin) que dans ses propres compositions, où la connaissance d’un vaste répertoire est réinvestie sans presque laisser de traces apparentes.
© Alice Blangero
Dans son Chant de la terre, il n’y aura ainsi aucune citation de l’œuvre de Mahler, seulement quelques ombres çà et là qui fugacement évoquent le monde viennois d’hier : un accord, un mouvement de valse tout juste esquissé… L’esprit en revanche est bien là : c’est une œuvre-monde que Laurent Cuniot a écrite, et son mouvement poétique et dramatique n’a rien à envier à celui de la « symphonie pour ténor, alto et grand orchestre » du maître viennois.
Pas d’appel de cor pour ouvrir l’œuvre mais, en guise de prologue, un bref motif obsédant répété mezza voce à la contrebasse (on le retrouvera à la toute fin, quand tomberont les derniers mots de la mezzo-soprano : « À jamais ! »), comme une invitation à tendre l’oreille, à entrer en contact avec la terre – la flûte basse vient rapidement nous attirer dans le grave –, avec la nuit, avec le cosmos. L’orchestration de Laurent Cuniot sera dès lors, tout au long de l’œuvre, une source inépuisable d’invention et d’émerveillement : le compositeur donne aux parties de hautbois et de cor anglais une couleur, une texture étonnantes, par le recours combiné aux sons multiphoniques et aux micro-intervalles ; il est ici magnifiquement servi par Louis Luciat. Les deux harpes de part et d’autre de l’ensemble – Anne Ricquebourg, la soliste de TM+, rejointe par Sandrine Chatron – contribuent à créer l’espace dans lequel se déploie l’œuvre. De même, les percussions, d’une grande variété (du jazz ride aux résonances des percussions orientales) confiées au seul Pierre Tomassi, accompagnent-elles chacun des mouvements – sept plus un prologue et deux « passages » purement instrumentaux, pour un peu plus d’une heure (soit une durée équivalente au Chant de la terre de Mahler) – avec une grande justesse de propos.
Laurent Cuniot © Thomas Millet
La richesse mélodique, harmonique et rythmique de l’écriture instrumentale fait des seize musiciens un élément important de la dramaturgie de l’œuvre. Les deux parties vocales en sont évidemment un autre. Sur les poèmes traduits en français – aux cinq communs au Chant de la terre de Mahler s’ajoutent chez Laurent Cuniot deux extraits choisi par lui des Poèmes à la nuit de Rilke – le compositeur trouve sa propre prosodie, relativement simple au début de la « Chanson à boire de la douleur de la terre », mais qui s’épanouit dès que les deux voix du ténor Benjamin Alunni et de la mezzo-soprano Pauline Sikirdji se rencontrent, toutes les deux continûment claires, mais manquant pour le ténor, annoncé souffrant, d’un peu de projection. La musique tisse des relations constantes entre voix et ensemble : les instruments rehaussent la clarté des voix par des tournures mélismatiques quand le chant semble se teinter des timbres de l’orchestre. La parfaite interpénétration du chant, de la musique et du texte tient l’auditeur éveil : « Écoutez ! » lance le ténor – et toute la tension se porte vers l’ensemble. « La terre respire pleinement dans le repos et le sommeil » dit l’ultime poème, L’Adieu, « Respire l’obscur de la terre » intime en écho Rilke – et l’ensemble n’est alors plus que souffle. La musique n’illustre pas, elle est un prolongement, un miroir diffracté des mots. La direction de Laurent Cuniot, souple, énergique et immédiatement signifiante porte ce mariage de la poésie et de la musique et en fait un quasi-opéra, soutenu par l’intelligent travail de lumières de Christophe Schaeffer. Ce Chant de la terre a tout pour devenir un classique de notre temps.
Jean-Guillaume Lebrun
Massy, Opéra, 4 avril 2024.
Site du compositeur : www.laurent-cuniot.com
À écouter, le très beau disque Trans-portées enregistré avec la chanteuse bangladaise Farida Parveen et ses musiciens, autre exemple de la démarche musicale et poétique exemplaire de Laurent Cuniot (1 CD Soond SND 22028).
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Photo © Alice Blangero
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