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​Tristan et Isolde selon Philippe Grandrieux à l’Opéra de Rouen – Nous sommes tellement seuls – Compte-rendu

 

Des représentations wagnériennes d’une telle qualité, on en entend rarement, où que ce soit. L’Opéra de Rouen a réuni une distribution de très haut niveau, sans faille aucune, soutenue par un orchestre admirable, on y reviendra. Pourtant, lors des saluts, les huées ont été véhémentes et longues. Pourquoi ? A cause de ce que l’on voit, ou de ce que l’on ne voit pas.
 

© marion kerno et corinne thevenon
 
Bien sûr, face à une partition qui touche au sublime, la tentation de l’abstraction est grande, tant il est délicat de proposer un spectacle qui ne déçoive pas par son prosaïsme, confronté à la musique. Wieland Wagner l’avait compris, Heiner Müller également, pour ne citer que deux références en matière de mise en scène. Des Tristan utilisant la vidéo, il en existe un exemple célèbre, que l’Opéra de Paris ne se lasse pas de reprogrammer depuis 2005. Mais par rapport à la production Sellars/Viola, la proposition de Philippe Grandrieux, créée à l’Opera Ballet Vlaanderen au printemps 2023 et qui arrive cette saison à Rouen, paraît infiniment plus radicale.
 
La vidéo est projetée sur un tulle à l’avant-scène, et les chanteurs évoluent derrière, dans une pénombre permanente, seuls Tristan, Isolde et Brangaene ayant un visage, les autres personnages étant masqués. Sans doute pour ne pas gêner la perception des images, il a été décidé de n’offrir aucun surtitrage. Et si, comme au début et à la fin du deuxième acte, les vidéos se bornaient à des fleurs sauvages ou à une forêt nocturne, derrière lesquelles déambulent Isolde et Brangaene en robe scintillante, telles deux princesses de Maeterlinck, tout irait bien. Mais il y a aussi, de façon presque permanente (sauf à la fin des premier et troisième acte, la Liebestod étant épargnée), des images d’une femme nue en très gros plan, images ayant fait l’objet d’un travail – dédoublements, tremblements, superpositions, ralentis ou accélérations, déformations – qui suit le rythme de la musique.Mais là où Bill Viola montrait un Tristan et une Isolde, Philippe Grandrieux ne montre qu’une Isolde. Et comme elle est seule, son plaisir est solitaire. Même lorsque les amants sont réunis sur le plateau, la dame des vidéos ne fait confiance qu’à elle-même pour atteindre le « höchste Lust ». C’est probablement cela qui a dérangé une partie du public rouennais, malgré la réussite esthétique de ces images, souvent, et malgré, on l’a dit, la qualité superlative de l’exécution musicale.
 

Ben Glassberg © Gerard Collet
 
D’emblée, la direction de Ben Glassberg emporte l’adhésion, avec ses tempos rapides, voire très rapides parfois, son souffle inépuisable. Dans l’acoustique de l’Opéra de Rouen, qui plonge l’auditeur au cœur même de la musique, impossible de ne pas se laisser entraîner par un récit d’une telle puissance, d’une telle poésie, d’autant que si l’orchestre fait des merveilles, et si le chœur accentus confère une énergie impressionnante aux interventions des marins au premier acte, le plateau vocal est de toute beauté. A peu près invisibles dans l’obscurité quasi totale, Ronan Airault,  Oliver Johnston et Martin Lanotte sont sans reproche dans les petits rôles, et l’on remarque même chez eux cette finesse de nuances qui caractérise l’ensemble de la distribution. Cody Quattlebaum possède toute la rudesse que l’on attend de Kurwenal, et parvient à faire passer dans sa voix tout ce qu’il ne peut pas montrer avec son corps. Nicolai Elsberg a les graves d’une profondeur rare qui siéent au roi Marke. Brangaene est l’un des rares personnages que l’on voit vraiment sur la scène, et si Sasha Cooke n’a rien d’une nourrice maternelle comme c’est parfois le cas, elle s’impose par un timbre clair, à peine plus grave que celui de sa maîtresse.
 

Carla Filipcic Holm (Isolde) & Daniel Johansson (Tristan) © marion kerno et corinne thevenon

Après tant de Tristan qui s’économisent ou que barytonnent, Daniel Johansson est un vrai ténor à la voix jeune et saine, qui surmonte l’épreuve haut la main. Mais là où l’on atteint véritablement l’exceptionnel, c’est avec l’Isolde de Carla Filipcic Holm, soprano originaire d’Argentine qui offre la quadrature du cercle : des aigus d’une pureté et d’une transparence idéales, mais joints à une projection et à une force dans tout le reste de la tessiture qui laissent pantois, une interprétation qui ne trahit jamais l’effort et ne se réfugie jamais dans le cri, pour une artiste qui semble aborder son monologue final avec une aisance totale, alors qu’elle ne s’est pas ménagée un seul instant jusque-là. Heureux spectateurs du Teatro Colón, qui peuvent applaudir une telle Ariadne, une telle Senta !

 
Laurent Bury
 

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Richard Wagner : Tristan et Isolde -  Rouen, Opéra, 15 juin ; prochaines représentations les 18 juin (19h) et le samedi 22 juin (18h) 2024 // https://www.operaderouen.fr/programmation/tristan-et-isolde/
 
Photo © marion kerno et corinne thevenon

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