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Alexandre Kantorow, Tugan Sokhiev et le Münchner Philharmoniker à la Philharmonie de Paris – Folies russes – Compte rendu

Un peu déprimé par la morosité de l’automne naissant, affolé par les délires mondiaux, enclin au bad cold ? Heureusement, impossible de résister, malgré toutes ces ombres, au véritable feu d’artifice, à la délirante soirée offerte par les talents conjugués de Tugan Sokhiev, d’Alexandre Kantorow et de la Philharmonie de Munich à laquelle le public a réservé un accueil peu banal dès son installation aux pupitres. De quoi mettre le pied à l’étrier à ces flamboyants musiciens que Valery Gergiev, en son temps (2015-2022), sut mener sur le mode cosaque.
 

© Antoine Benoit-Godet / Cheeese

 
Musique russe, donc, pour une soirée au rythme enfiévré si l’on songe qu’elle commençait sur l’ouverture de Rouslan et Ludmila de Glinka, annoncée par des percussions qui réveilleraient un mort, enchaînait sur la vertigineuse Rhapsodie sur un thème de Paganini, de Rachmaninoff  continuait sur les tourbillons de Schéhérazade, op.35 de Rimski-Korsakov, et finissait en bis sur le Gopak de La Foire de Sorotchinski, opéra inachevé de Moussorgski.

 

© Antoine Benoit-Godet / Cheeese

 
Bref, le public, déjà arraché à ses préoccupations quotidiennes par la baguette impérieuse de Sokhiev dans le Glinka, s’est ensuite laissé emporter par le voyage au pays des plus incroyables inventions pianistiques, grâce à Alexandre Kantorow, dans un répertoire qui amenait une note nouvelle à ses programmations habituelles. L’ivresse, la liberté donc, mais à quel prix, car ici la virtuosité est reine, mais encore faut-il savoir comme Kantorow, la tenir en laisse pour laisser place à la musique et à ses digressions autour du célèbre thème. Admirables, cette facilité à laisser courir les mains sans s’imposer, cette délicatesse dans les sonorités les plus cristallines sans pour autant en tirer des effets appuyés, cette aisance naturelle dans les envolées les plus exacerbées. Bref, un pilote qui savait tenir sa barre. Et a ensuite quitté cet univers de folie pour deux bis des plus poétiques, la transcription de la Mort d’Isolde de Wagner, où la mélodie se déployait comme une évidence, et Litanei de Schubert (1), délicat voile mélancolique qui rappelait que l’on était le jour des morts ...

 

Naoka Aoki & Tugan Sokhiec © Antoine Benoit-Godet / Cheeese

 
Puis, lever de rideau sonore sur la fresque orientalisante du Schéhérazade de Rimski-Korsakov, dans laquelle Sokhiev s’est engagé comme un chef d’armée. On sait sa formidable énergie, son sens analytique, son affinité organique avec la musique russe, particulièrement avec Prokofiev, où il excelle. Ici, faisant virevolter les épisodes tempétueux, c’est plus en maître des sons et des rythmes qu’en poète qu’il s’est affirmé, avec une violence qui coupait le souffle, un sens spatial des ondes sonores, dont un Karajan par exemple, fut le maître. Démonstration phénoménale de ce qu’on peut obtenir d’un orchestre, qu’il manipulait en marionnettiste, tirant les fils de vents impalpables, de percussions tonitruantes, de cordes à l’extrême virtuosité, ce vertige maîtrisé s’atténuant juste pour laisser passer, comme un fil de perles, la sonorité translucide, apaisante, de Naoka Aoki, premier violon solo de l’Orchestre. Presque trop fine, elle semblait émerger comme un papillon au dessus de cascades et de vagues déchaînées. Un Schéhérazade frénétique donc, rendant justice à la riche orchestration, aux multiples inflexions de Rimski-Rorsakov, mais moins sensuel et langoureux qu’à l’ordinaire ; on y percevait même parfois une ombre de la rudesse de Moussorgski, auquel Sokhiev a rendu hommage en bis avec son Gopak. Endiablé, comme il convenait.
 
Jacqueline Thuilleux

 

Paris, Philharmonie, 2 novembre 2024.
 
Dernier enregistrement d’Alexandre Kantorow, Brahms (Sonate n° 1) – Schubert (Wanderer Fantaisie & 5 lieder transcrits par Liszt)  / 1 SACD Bis – 2660
 
Photo © Antoine Benoit-Godet / Cheeese

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