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3 Questions à Lila Hajosi, directrice artistique et cheffe de l’ensemble Irini – « J’avais envie de m’approprier ce répertoire et d’y apporter ce que je souhaitais y entendre et y faire entendre »
D’aucuns ont pu découvrir l’été passé aux Rencontres musicales de Vézelay, ou plus récemment à l’abbaye de Montmajour le programme « Janua – Échos du dernier Schisme », qui augure d’un futur enregistrement d'Irini. Pour l’heure, après la réussite de « Maria Nostra » et de « O Sidera », l’actualité discographique de l’ensemble fondé en 2015 par Lila Hajosi (directrice artistique depuis l’origine et cheffe depuis 2021) est marquée par la sortie de « Printemps sacré » (1 CD Psalmus (1) )
Le dialogue entre les répertoires sacrés d’Orient et d’Occident singularise une fois de plus le travail d'une formation qui mêle cette fois la musique d’Heinrich Isaac (1450-1517), immense figure trop méconnue de l’école franco-flamande, et la liturgie orthodoxe géorgienne. Sous-titré « Vivre / Mourir / (Re)naître », « Printemps sacré » dessine un itinéraire musical et spirituel défendu avec prenante ferveur. On pourra l’apprécier en public le 22 novembre à Paris (église des Blancs-Manteaux), à l’occasion du concert de sortie de l’enregistrement.
Comment l’idée d’associer Heinrich Isaac à la liturgie orthodoxe géorgienne vous est-elle venue ?
Cela fait quelques années que je connais Henrich Isaac. Un compositeur que j’ai découvert par l’intermédiaire d’un collègue chanteur avec lequel nous avions monté un concert – certaines des pièces que nous avions données se retrouvent d’ailleurs dans le programme « Printemps sacré ». J’ai éprouvé un vrai coup de foudre pour ce musicien que j’ai découvert de l’intérieur, en le chantant. Comme souvent avec l’ensemble Irini, c’est une chose que j’ai abordée et qui m’avait laissé des frustrations parce que j’avais des envies, des idées que je n’avais pas pu appliquer car, tout simplement, je n’étais pas alors cheffe de l’ensemble. Des portes étaient depuis ce moment ouvertes dans mon esprit ; j’avais envie de m’approprier ce répertoire et d’y apporter ce que je souhaitais y entendre et y faire entendre.
Le rapprochement avec la liturgie orthodoxe géorgienne ? Irini aime mettre en miroir l’Occident et l’Orient sacrés. Il y a un certain temps que suis attirée par la musique liturgique géorgienne. Un jour j’ai simplement écouté le Tota pulchra es d’Isaac et, dans la foulée une version du Shen khar venakhi par un célèbre chœur géorgien et je me suis dit : ça fonctionne, il se passe quelque chose, je ne suis pas choquée, aucune rupture ne se produit dans mon écoute. Je me suis alors penchée sur les raisons de ce constat et j’ai découvert que la musique liturgique géorgienne est la seule des grands patriarcats orthodoxes à être directement écrite en polyphonie. Dès sa conception elle est pensée de manière polyphonique ; les voix n’ont pas d’indépendance. Aucune voix n’a d’indépendance mélodique ; elles sont intriquées intimement, contrairement par exemple à la musique byzantine qui est monodique avec bourdon – on ne va pas entrer dans le débat consistant à savoir si le bourdon avec mélodie c’est de la polyphonie ou pas ! (rires) –, ou à la musique russe dans laquelle on a affaire à des mélodies byzantines qui ont été ultérieurement arrangées en polyphonie avec tout un savoir faire spécifique à ce répertoire. Les Géorgiens sont très fiers d’une spécificité musicale qui prouve qu’ils ont su résister à l’influence de Moscou et de Byzance !
Quel est l’enjeu interprétatif pour un ensemble tel que le vôtre ?
La spécificité d’Irini est de travailler avec des chanteurs et chanteuses qui ne sont pas forcément des spécialistes de la musique ancienne. J’en ai plein qui ont découvert la musique médiévale avec Irini, quant à la musique byzantine 90% d’entre eux je pense l’on découverte dans ce cadre. Ce sont des chambristes, qui participent à des ensembles chevronnés tels que Pygmalion, Aedes etc., des habitués des ensembles vocaux indépendants. Ce sont des spécialistes de l’art vocal à un ou deux par voix, pas des spécialistes du répertoire. Ils ont des voix qui ne sont pas formatées « musique ancienne » mais, et c’est mon deuxième critère, ils sont extrêmement souples et ont une maîtrise de leur instrument qui leur permet de prendre plein de couleurs différentes et d’adapter leur voix à mes besoins. La difficulté pour moi est de réussir à transmettre ce que je sais de cette musique sans ennuyer et noyer mes chanteurs dans un fleuve de musicologie dont ils n’ont pas forcément tous envie. L’enjeu pour Irini c’est surtout de réussir à travailler avec des non spécialistes et de parvenir à un résultat qui soit, je ne dirai pas juste historiquement car ce n’est pas complètement ma recherche, mais qui serve la musique et en extraie quelque chose.
« Ce pôle magnétique qui passe de la basse à l’aigu crée une sensation très étrange pour les chanteurs »
J’imagine que la liturgie orthodoxe géorgienne a requis un travail spécifique ...
J’ai eu la chance de découvrir le travail mené par Malkhaz Erkvanidze, musicologue, chanteur et chef de chœur avec lequel nous avons collaboré pour cette musique. Il a travaillé notamment avec l’Université de Princeton pour éditer six volumes de partitions. Il a mené un travail de reconstruction de la modalité de cette musique – beaucoup de choses ont été perdues, notamment à cause de l’occupation soviétique ; il y a eu rupture du fil de la mémoire –, un travail monstrueux dont on a du mal à imaginer l’ampleur. Nous avons choisi de faire appel à lui pour recueillir une forme de transmission et ne pas s’attaquer de façon aveugle à ce répertoire. Cela nous a aussi permis de mesurer à quel point nous étions loin d’une quelconque forme d’authenticité. Avec humilité nous avons décidé de sciemment faire une interprétation occidentalisée qui va peut-être donner envie à certains de découvrir ce répertoire plus avant. Nous prenons des partitions en transcription moderne, nous appliquons autant que possible ce que Malkhaz Erkvanidze nous a transmis de cette musique. Et notamment l’appui sur l’aigu, chose renversante c’est le cas de le dire car dans la musique géorgienne la basse est à l’aigu, la clef harmonique est sur la voix la plus aiguë : ce sont mes mezzos (tessiture la plus élevée de l’ensemble Irini qui présente la particularité de ne pas comprendre de soprano ndlr ) qui deviennent mes basses et doivent avoir une tenue et une solidité toute particulière dans la conduite des notes. Ce pôle magnétique qui passe de la basse à l’aigu crée une sensation très étrange pour les chanteurs.
L'ensemble Irini © DR
« Je suis une jeune cheffe en construction et j’ai la chance de travailler avec de formidables chanteurs. »
Terminons par un aspect plus personnel. « Vivre, Mourir, (Re)naître » : le sous-titre de votre enregistrement fait songer à votre parcours personnel, puisque – vous n’en faites aucunement mystère – chanteuse à l’origine, vous avez perdu votre voix et pris un nouveau départ en tant que cheffe ...
J’ai eu la chance pendant mes études aux conservatoire et à mes débuts de poursuivre une carrière de chanteuse. J’ai eu le bonheur de travailler avec de magnifiques partenaires et de prendre part entre autres à plusieurs enregistrements de la Capella Reial de Catalunya de Jordi Savall. De très lourds problèmes de santé sont malheureusement survenus. J’en parle d’autant plus ouvertement qu’il faut qu’on puisse aujourd’hui regarder les carrières artistiques comme des carrières mobiles. Ecrire un nouveau chapitre de sa vie ne veut pas forcément dire laisser la musique de côté. Pour dire la vérité, je ne pensais pas que je pourrais démarrer une nouvelle carrière, surtout sans avoir fait les études idoines. Finalement, le milieu et la plasticité du format des ensembles indépendants m’ont offert la chance de démarrer avec quelque chose que j’avais déjà construit – charge à moi d’y mettre le « charbon » ! Je suis une jeune cheffe en construction et j’ai la chance de travailler avec de formidables chanteurs qui sont impitoyables – dans le bon sens du terme ! – avec moi. Je me construit aussi grâce à leur exigence.
Propos recueillis par Alain Cochard, le 28 septembre 2024
> Voir les prochains concerts de musique vocale à Paris et RP <
(1) 1 CD Psalmus PSAL 047 / distr. Socadisc
Ensemble Irini, dir. Lila Hajosi
22 novembre 2024 – 20h
Paris – Eglise des Blancs-Manteaux (75004)
www.helloasso.com/associations/association-humanum-est/evenements/22-11-2024-printemps-sacre-eglise-des-blancs-manteaux-paris
www.ensembleirini.com/printemps-sacre/
Photo © Lucas Concas
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