Journal
Pierre Bleuse et l’EIC lancent les célébrations « Boulez 2025 » – Magistral Répons – Compte rendu
« Afin d’évoquer Igor Stravinsky, pour conjurer son absence ». Par ces mots, posés en exergue d’un bref canevas musical intitulé …explosante-fixe…, Pierre Boulez rendait hommage, en 1972, au compositeur du Sacre du printemps. On pourrait reprendre l’épigraphe et l’appliquer à ce concert qui ouvre une année de célébration du compositeur décédé il y a neuf ans. Pour évoquer Pierre Boulez et conjurer son absence, il n’y avait sans doute pas de meilleur choix que Répons.
Comme beaucoup de partitions du compositeur, cette œuvre majeure a longtemps été un « work in progress », aboutissant en 1984 à la version définitive, longue de trois-quarts d’heure, donnée ce soir. C’est une œuvre rare, nécessairement, par ce qu’elle requiert en termes de logistique, de technique informatique et d’espace – sans même parler de la qualité des interprètes. Elle mobilise ici les institutions fondées ou pensées par le compositeur : des musiciens à même de se plonger dans des formes et des écritures qui se réinventent sans cesse (l’Ensemble Intercontemporain), un lieu où s’ébauchent et se forgent les outils et instruments qui élargissent par l’informatique le domaine de l’acoustique et de la musique (l’Ircam), une salle enfin qui s’adapte à cette musique nouvelle (la grande salle de la Philharmonie de Paris), quand longtemps Répons a dû s’accommoder d’espaces hors-normes – on se souvient de la création française dans la carrière de Boulbon lors du Festival d’Avignon en 1988 (1).
© Quentin Chevrier
L’émerveillement au rendez-vous
Comme en 2015, quelques mois après l’inauguration de la Philharmonie, l’émerveillement est au rendez-vous. Quarante ans après, cette musique surprend toujours, fascinante par sa dramaturgie (onze sections où les formes, les rythmes et les rapports entre les musiciens et l’électronique se renouvellent et se recomposent sans jamais se répéter) et par son déploiement dans l’espace. La première section est sans doute ce que Boulez a écrit de plus abouti et de plus clair pour un « petit orchestre », vingt-quatre musiciens sur la scène placée au centre de la salle, puis l’arrivée des six solistes dispersés dans les gradins (deux pianos, harpe, cymbalum, xylophone et glockenspiel, vibraphone) produit un saisissant effet d’ouverture tous azimuts, renforcé encore par l’électronique en temps réel : une véritable explosion sonore. Pierre Bleuse dirige tout cela avec beaucoup de souplesse. Plus exactement, il articule une parfaite précision avec les jeux d’écho, de réverbération qu’impliquent tant l’instrumentation que la distance entre les musiciens.
Avant cela, Pierre Bleuse avait concocté une première partie de concert où son intelligence de la programmation s’affirmait une nouvelle fois, un mois après son fantastique concert Varèse (2). Pour commencer, Mémoriale (…explosante-fixe… Originel), dérivée de l’hommage à Stravinsky de 1972. Pierre Bleuse joue parfaitement avec l’acoustique de la Grande salle Pierre Boulez pour faire entendre, derrière le jeu limpide, ample et volubile de la flûtiste Emmanuelle Ophèle, jusqu’aux moindres nuances d’un sextuor (deux cors, trois violons, alto, violoncelle) qui creuse l’espace et le temps. Pour Messagesquisse, les deux violoncellistes de l’EIC Renaud Déjardin et Éric-Maria Couturier – associés à quatre musiciens supplémentaires – retrouvent Jean-Guihen Queyras, qui les y précéda dans les années 1990. Son interprétation est particulièrement engagée et, en parfaite entente avec Pierre Bleuse, il montre dans cette suite de variations pour violoncelle solo et six violoncelles, une virtuosité éruptive, tout en laissant s’épanouir la sonorité généreuse de son Stradivarius. Comme dans Mémoriale, le chef s’attèle à faire entendre toutes les articulations de l’œuvre – sans pour autant les souligner outre-mesure.
© Quentin Chevrier
Boulez demeure
Autre invité de l’ensemble, dont il a été l’un des membres depuis sa fondation en 1976 jusqu’en 1995, Pierre-Laurent Aimard participe à deux duos « classiques » : la suite En blanc et noir de Debussy pour deux pianos avec Hidéki Nagano, puis la Sonatine pour flûte et piano de Boulez avec Sophie Cherrier. La juxtaposition de ces deux œuvres que ne séparent que trente ans (1916 et 1946 respectivement) est judicieuse : ce sont des musiques où la rencontre des timbres et des rythmes créent la forme ; ce sont aussi des œuvres qui posent les fondations d’une musique nouvelle.
Avec de telles interprétations, la fraîcheur de la musique de Boulez se réaffirme pleinement. Comme Stravinsky, Boulez demeure un jalon essentiel dans l’histoire de la musique que doivent s’approprier les compositeurs et compositrices d’aujourd’hui. La création de la Britannique Charlotte Bray (née en 1982), Nothing Ever Truly Ends, le montre avec une certaine élégance. De prime abord, les sonorités comme la trame patiemment tissée semblent assez éloignées de l’univers boulézien, sinon, par son caractère, de Rituel in memoriam Bruno Maderna. Il suffit pourtant de quelques motifs rythmiques pour « évoquer Pierre Boulez », mais un Boulez passé au prisme de ceux qui, avant elle, en ont retenu les leçons. Et pour « en conjurer l’absence » une écriture qui imbrique tous les paramètres – rythmes, timbres, intensités – et sait pouvoir compter pour la porter sur l’excellence de l’ensemble fondé par Pierre Boulez voici près de cinquante ans.
Jean-Guillaume Lebrun
Paris, Philharmonie, 6 janvier 2025.
(1) on retrouve cette interprétation dans le film d’Olivier Mille, Musique en temps réel, Artline films, 1988.
(2) www.concertclassic.com/article/pierre-bleuse-dirige-lensemble-intercontemporain-et-lorchestre-du-conservatoire-de-paris
Photo © Quentin Chevrier
Derniers articles
-
14 Janvier 2025Alain COCHARD
-
14 Janvier 2025Alain COCHARD
-
13 Janvier 2025Alain COCHARD