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Trois Questions à Jacques Lenot, compositeur – Des anges & des dieux : « une longue phrase entremêlée »

 

 
Sous sa pochette d’un bleu étincelant, le nouvel enregistrement du compositeur Jacques Lenot est une élégie monumentale en quatre mouvements écrite pour la violoncelliste Marie Viard et l’Orchestre national de Cannes dirigé par Benjamin Levy. Non pas un concerto mais un chant partagé qui s’aventure dans les profondeurs d’un fascinant paysage orchestral.

 

 
Les quatre mouvements de Des anges & des dieux ont été composés sur plus de quatre ans, entre 2019 et 2023. Entre-temps, vous avez écrit de nombreuses autres pages, pour piano, pour ensemble, pour orchestre… Comment l’idée initiale s’accorde-t-elle avec ses inévitables déviations ?
 
Le point de départ est plus ancien encore. C’est Claudio Abbado dirigeant en août 2013 au Festival de Lucerne la Symphonie « inachevée » et la Neuvième (inachevée aussi) de Bruckner. Cela faisait six ans que j’allais chaque année à Lucerne pour écouter Abbado. Et là, pour ce qui devait être son dernier concert, il y a eu ce long moment d’attente, un interminable entracte, pendant lequel tout le monde se demandait s’il allait revenir sur scène. Finalement, il y eut cette Neuvième de Bruckner, déchirante, presque mourante. C’est à ce moment-là que j’ai eu le désir d’écrire une élégie pour orchestre, puis de poursuivre le cycle – pour aboutir à un ensemble de vingt-quatre élégies. La sixième élégie – Des anges & des dieux – résume, avec ses quatre parties, cette obsession que j’ai de ne jamais me répéter, tout en reparcourant les mêmes idées. Je suis un peu encombré de trop de choses. Je navigue dans tout en même temps : peinture, architecture, musique, danse… J’essaie de me faire un chemin à travers cette immense bibliothèque. Des anges & des dieux, comme chacune des pièces que j’ai écrites ces dernières années, puisent à ces sources souterraines.
 
Marie Viard © DR

 
Quelles sont précisément ces idées qui habitent l’œuvre ?
 
Il y a bien sûr une dimension funèbre – toute élégie évoque le deuil – mais aussi bien autre chose. Je ne sais pas ce que veut dire le travail de deuil. En revanche, je revendique d’écrire avec « l’encre noire de la mélancolie », pour reprendre les mots de Jean Starobinski. Ma musique est imprégnée de ce monde, mais essaie de prendre une distance. L’irruption de la guerre en Ukraine en février 2022 est ainsi venue percuter l’écriture de la troisième partie de Des anges & des dieux. J’y parle de la guerre, mais autrement, poétiquement. Il ne s’agit pas de faire de la dramaturgie, plutôt de donner le sentiment d’un espace qui s’ouvre. C’est presque un décor antique, suggéré par ce bleu du ciel que je voyais à travers les vitres du train ce 22 février 2022 – un bleu qui est aussi celui des tableaux de Bonnard, celui de la Grèce et des Cyclades, celui aussi d’Hölderlin (« In lieblicher Bläue / En bleu adorable »). C’est en cela que Des anges & des dieux n’est pas un concerto, il n’y a pas de drame qui se joue entre le violoncelle et l’orchestre, plutôt une longue phrase qui s’entremêle entre les deux.
 

Benjamin Levy © Yannick Perrin

 
Comment l’enregistrement s’est-il déroulé ?
 
Quatre jours magnifiques, avec Marie Viard, Benjamin Lévy et l’orchestre sur la scène de l’Auditorium de Cannes-La Bocca et moi enfermé dans la cabine d’enregistrement avec l’ingénieur du son Florent Ollivier qui, sans quasiment dire un mot, a su faire émerger de la « forêt de perches » (un micro par musicien !) qu’était devenu le plateau, le cheminement de la musique. Le plus difficile – et le plus important – est de respecter les distances, de conserver l’espace sonore. Dans le troisième mouvement, le violoncelle semble être ailleurs, « comme au loin ». C’est une idée qui m’a toujours fascinée, qui renvoie à cette obsession de la présence dans l’absence : comment un être – ici un son – peut être en même temps présent et éloigné. C’est ce que l’on entend chez Mahler quand il place la trompette en coulisses. Cette atmosphère de travail partagé autour d’une œuvre est un moment rare, qui peut être merveilleux, à condition de connaître les contraintes de la pratique de l’orchestre. Dans le quatrième mouvement, les violons jouent quinze minutes tout en retenue ; le violon solo Berthilde Dufour m’a dit : « on va avoir des crampes ; on meurt d’envie de faire un forte ! ». Mais avec la compréhension du sens de la musique et le travail impeccable du chef, tout devient possible – et même sans mauvaise humeur. J’ai toujours regretté de n’avoir pu assister aux répétitions de Claudio Abbado, voir comment se bâtit le monde merveilleux qui se révélait lors de chaque concert.
 
Propos recueillis par Jean-Guillaume Lebrun le 30 janvier 2025

 

> Les prochains concerts de musique contemporaine <

Des anges & des dieux – 1 CD L’Oiseau Prophète, disponible sur les plateformes

 
Prochain concert de l’Orchestre national de Cannes :
« Jardins d’Aranjuez » (Respighi, Rodrigo, Takemitsu, Ravel), avec Karel Deseure (dir.) & Marie-Pierre Langlamet (harpe) – 27 février et 2 mars 2025, Auditorium des Arlucs // www.orchestre-cannes.com/jardins-aranjuez-2425

Photo © 
 

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