Journal
Peter Grimes de Benjamin Britten à la Bastille : Ellen Orford
On aura rarement constaté un hiatus aussi irrémédiable entre les textes du programme d’un spectacle de l’Opéra de Paris et sa mise en scène. Xavier de Gaulle, Gilles Couderc et Michel Schneider consacrent des pages passionnantes, celles du dernier usant sans retenue des grosses ficelles freudiennes, tournant autour de l’homosexualité et de la pédérastie. Hors, le sujet de Peter Grimes est loin de se cantonner à la description d’un marin devenu marginal parce qu’il serait pédéraste. Et d’ailleurs Grimes est-il vraiment le « sujet » de l’opéra ?
Cette production de Graham Vick met l’accent d’une manière révélatrice sur Ellen Orford, la véritable héroïne de l’œuvre. Il est vrai que le metteur en scène avait trouvé en Susan Chilcott décédée en septembre dernier à un âge indécent pour mourir, une chanteuse à même de transformer ce personnage toujours relégué comme faire valoir de Grimes en la raison profonde de l’œuvre. Consciente de l’apport de Chilcott au caractère d’Ellen Orford, Brigitte Hahn s’est coulée dans l’ombre de sa consœur jusqu’à en épouser l’interprétation, il lui manque juste le charme naturel qui émanait de la disparue. Car enfin, le personnage qui chante le plus dans Peter Grimes est Ellen Orford, celle qui permet à l’intrigue d’exister et qui décide de donner une seconde chance à Grimes en lui confiant un enfant, qui plus est un orphelin, celle que Grimes réclame comme future épouse non par amour mais par fascination d’un model social dont sa sexualité (peut-être), sa folie (en tous cas) l’excluent un peu plus chaque jour, c’est encore Ellen Orford.
Cette révolution qui a fait changer la donne dramaturgique de l’opéra, Heater Harper et Felicity Lott l’avaient pressentie, seules Janice Watson et surtout Chilcott l’ont réalisée. Il n’est pas certain que Britten, fasciné par le personnage du marin paranoïaque qu’il destinait à la voix et aux talents d’acteur de son compagnon Peter Pears, ait prêté attention à l’importance que prenait, comme à son insu, le personnage de l’institutrice. Quoi qu’il en soit ce n’est pas un des moindres avantages de la mise en scène de Graham Vick d’avoir redonné son premier plan à ce rôle. Sa lecture coulée du nouveau cinéma britannique, avec son décor moderne aux couleurs vives, ses personnages tout droit sortis de Billy Eliot, peine au prologue, dans un tribunal brouillon où le Grimes d’Anthony Dean Griffey impose son immense carrure dés sa première intervention.
Griffey apporte un physique inédit au rôle, sa rondeur en fait un immense nourrisson, image troublante pour un marin qui laisse ses apprentis tomber sans coup férir aux mains de la mort. La voix est d’une beauté rare, idéalement appareillée au personnage. Tout au long du rôle il sera plus proche du désespoir poétique et halluciné de Vickers, que Britten détestait tant, que de la sécheresse et de la folie sadique de Peter Pears et au fond, malgré les volontés du compositeur, c’est tant mieux, car la musique de l’opéra Peter Grimes comporte une poésie intense qui n’appartient qu’à l’élément maritime et ne trouve son équivalent humain que dans la seule folie lyrique de son héros éponyme.
Au I, le rythme est trouvé, la peinture de la communauté du village d’une justesse parfaite, avec le Balstrode de Peter Sidhom, si humain, si certain dés le début, contre Ellen, que Grimes renouvellera l’accident, le Keene beau gosse et magouilleur de Jason Howard, la madame Sedley déjantée de Della Jones, sans voix ce soir là, mais totalement loufoque dans ses délires du III. A mesure que Graham Vick progresse dans la mécanique implacable du drame, ses personnages prennent une épaisseur humaine qui saisit, même des figures du chœur, comme l’ivrogne de la taverne, pour ne rien dire du Docteur Crabbe, sorte de Mister Bean toujours pété, de l’Auntie de Claire Powell, plus vraie que nature, ou de ses « nièces » (décidément, il faut guetter chaque apparition de Valérie Condoluci).
Les scènes d’ensemble sont complexes, avec des arrières plans d’une richesse qui ne peut être perçue que du balcon, terrifiantes lorsqu’il le faut (la colère des villageois contre Ellen, réfugiée dans sa voiture, au III le grand pandémonium de la communauté enivrée qui, emportée par le tambour du terrible Hobson de Lynton Black dans les yeux duquel on peut voir le désir de meurtre, se met en route pour demander des comptes à Grimes). Graham Vick ne réussit pas vraiment sa tempête, et le minable bandeau de mer qui remonte à chaque interlude fait vraiment chiche, mais la scène entre Ellen et l’enfant (le sublime Constantin Jopeck, dont un seul regard suffit à dire que la violence des hommes l’a déjà ôté de la vie), les trois scènes de rudoiement que Grimes inflige à son apprenti où Griffey devient en un instant d’une férocité absolue, celle à la fin entre Ellen, Balstrod et Grimes font autant de moments intenses, concentrés, où chaque geste, chaque parole portent.
Un bateau sombre hors de portée des secours, Grimes règle son cas comme Balstrod, la mort dans l’âme, le lui avait ordonné, la vie continue, tout est déjà oublié et l’orchestre fait à nouveau chanter la mer, si subtilement conduit tout au long de la soirée par Roderick Brydon au point qu’il en était devenu un personnage à part entière de l’opéra. Tous les villageois se retournent et adressent un salut à Ellen, assise devant sa classe derrière cette grande verrière inclinée qui a hanté tout le spectacle, barrière transparente qui n’a pas même aidé l’institutrice à voir clair dans l’esprit de Grimes.
Jean-Charles Hoffelé
Première de la reprise de Peter Grimes à l’Opéra Bastille, le 19 janvier 2004. Les 22, 25, 28 et 31 janvier. Les 4 et 7 février.
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