Journal
La Chronique de Jacques Doucelin - Vive la rentrée !
Il y a assez de choses qui vont de travers dans le Landerneau musical pour qu’on n’ait pas à cœur de souligner celles qui vont dans le bon sens. Dieu merci, cette rentrée 2006 nous en fournit de multiples exemples dans des domaines aussi différents que le concert, l’architecture des salles, l’opéra, le disque ou la littérature musicale.
Ca n’est tout de même pas tous les ans qu’on inaugure une salle de concerts toute neuve dans Paris ! On vous a assez rebattu les oreilles de la pénurie scandaleuse d’auditoriums symphoniques dignes de ce nom dans la capitale pour qu’on ne salue pas la réussite architecturale et acoustique qu’a constituée l’inauguration du nouveau Pleyel. Il y a toujours des grincheux: oui, la peinture et l’acoustique sont trop claires. Question d’éclairage pour la première et de réglage acoustique pour la seconde, mais, de grâce, n’oublions pas d’où nous venons. Ce qui compte, c’est que désormais les musiciens s’entendent sur scène et que nous puissions les écouter et les comparer: exercice cruel, peut-être, mais aiguillon garant de progrès futurs. Quand l’Orchestre de Paris peine à trouver son homogénéité, quand Myung Whun Chung se prend les pieds dans Le Boléro ou fait de La Valse de Ravel un Ovni avec le Philharmonique, quand Bernard Haitink et le London Symphony Orchestra donnent une 5 è Symphonie de Beethoven d’anthologie, cela s’entend. Tant mieux !
Un spectacle inhabituel, un dimanche après-midi, à l’Opéra Bastille qui affiche une reprise de Lucia di Lammermoor dans l’une des pires productions de l’ère Gall: au rideau final, la salle se lève comme un seul homme pour faire un triomphe à la distribution qui a eu le génie de transcender les faiblesses de la mise en scène autour d’une Natalie Dessay qui loin de tirer la couverture à elle sait entraîner ses partenaires sur les sommets de la musique et du théâtre. Chapeau à Gerard Mortier qui a su les réunir autour du merveilleux musicien Evelino Pido qui fait chanter l’orchestre comme rarement : comme quoi une grande soirée d’opéra, c’est d’abord un chef et des chanteurs…
Le coffret anthologique de trois cd (EMI) en hommage à Roberto Alagna ne dit pas autre chose: à l’apogée de sa carrière comme la Dessay, notre Caruso serait un trésor national dans un pays plus soucieux de la valeur réelle de ses artistes. Tout passe à travers cette voix magique: le timbre aussi reconnaissable qu’une signature n’est rien à côté de l’intelligence du style appris auprès des meilleurs maîtres – Dussurget, Simone Féjard – du sens dramatique, du rayonnement musical et de la présence humaine. Ici, vous le dégusterez dans le grand répertoire italien comme dans les subtilités de l’art français: du bonheur en boîte !
Natalie Dessay vous la retrouverez dans un tout autre emploi, chantant la partie de soprano créée par Constance Mozart dans la Messe en ut dirigée par Louis Langrée le magnifique (2 cd Virgin classics). A eux trois, Alagna, Dessay, Langrée forment le trio gagnant de la musique française sur la scène internationale: de quoi faire des envieux! A la tête du Concert d’Astrée, le chef propose ses solutions aux vides laissés par Mozart et l’œuvre apparaît pour ce qu’elle est, aux confins de l’opéra et du religieux. Car Wolfgang n’a pas de secret pour Langrée qui inscrit en postlude avec infiniment de pertinence L’Ode funèbre maçonnique, en ut mineur elle aussi. La preuve que Mozart n’a jamais séparé son appartenance à la maçonnerie de sa foi chrétienne: seule compte pour lui la profondeur des sentiments humains.
Autre très beau disque de la rentrée signé d’un orfèvre, William Christie à la tête de ses Arts plus florissants que jamais, avec deux somptueux Motets de Charpentier dont l’un très judicieusement intitulé Le Jugement de Salomon, puisqu’il s’agissait d’ouvrir la session du Parlement à Paris en 1702. Imaginez que l’Assemblée ou le Sénat passe commande aujourd’hui à Dutilleux ou Boulez pour ouvrir leurs travaux… Décidément, les traditions se perdent!
Si en allant rendre visite à La Joconde dans la grande salle du Louvre qu’elle partage avec Les Noces de Cana de Véronèse vous n’avez d’yeux que pour la diva de Léonard de Vinci, Philippe Beaussant risque de vous donner mauvaise conscience et surtout l’envie de courir au Louvre avec son dernier livre à la main pour vous guider à travers les mystérieux Passages de la Renaissance au Baroque (Fayard). C’est qu’il vous explique tout, le bougre, il connaît tout et tout le monde : tiens, le grand qui se cache derrière un instrument de musique au beau milieu des Noces, mais c’est bien sûr… Beaussant vous dit tout, vous livre les clefs des chefs-d’œuvre. Faut dire qu’on est un peu perdu devant cette profusion de personnages, d’animaux, d’objets divers, mais hautement symboliques.
Avec La Joconde, c’est plus facile de s’interroger sur l’identité d’une seule personne qui tient lieu de miroir aux Narcisse que nous sommes. A travers ce merveilleux parcours italien où il analyse aussi bien Le Caravage, Le Tintoret ou Le Tasse que Monteverdi et Gesualdo, l’auteur surprend pour son lecteur le mouvement de bascule d’une sensibilité à l’autre. Mais surtout, à force de culture bien digérée et d’intuition perspicace, Beaussant retrouve la virginité du premier regard des contemporains des créateurs. Il nous guide dans son musée et son concert imaginaires en nous prêtant ses yeux et ses oreilles comme autant de loupes pour percevoir les détails nouveaux et significatifs par rapport au passé immédiat des œuvres. Ce faisant, il nous rend intelligible la révolution copernicienne qui se déroulait en Italie au temps de nos guerres de religion.
Jacques Doucelin
Photo : DR
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