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Mahagonny : avant tout un chef d’œuvre. Une interview de Moshe Leiser


Ils l’avaient monté voici plus de dix ans pour l’Opéra de Lausanne, Graslin puis le Grand Théâtre d’Angers reprennent leur production, Mahagonny se réinvite chez Patrice Caurier et Moshe Leiser. Ce dernier a bien voulu remettre les points sur les i d’une œuvre éternelle que l’actualité confirme.


Selon vous quel est le personnage principal de Mahagonny, Jenny, Jimmy où la ville ?

Moshe Leiser : Difficile de répondre. Ce n’est pas Jenny bien qu’elle soit porteuse d’humanité, ce qui est rare dans cette œuvre. Ce n’est pas Jimmy non plus, bien que l’on nous assure que c’est son histoire que l’on va raconter, mais le spectacle continue après sa mort. En fait c’est comme dans toutes les fables, ce sont les illusions de Jimmy confrontées à la réalité du capitalisme.



Alors que le libéralisme s’effondre, la parabole de Mahagonny n’est elle pas d’une brûlante actualité ?


Moshe Leiser : Elle n’a jamais cessé d’être d’actualité, c’est pour cela d’ailleurs que ni Patrice ni moi n’avons eu à changer d’un iota notre mise en scène depuis sa première mouture pour l’Opéra de Lausanne voici plus de dix ans. Cette reprise présente le spectacle comme à son premier jour. Il aurait été bien vain d’ajouter quelque allusion aux hedge funds et cela ne changerait rien fondamentalement à l’ouvrage ni à la manière dont Brecht et Weill racontent l’histoire. Le contexte de la création de l’œuvre est assez dense en lui même : 1928, les déchirements entre les communistes et les nationaux-socialistes, Weimar qui s’effondre, l’inflation sans frein ; Brecht et Weill auraient pu tirer de ce contexte explosif un ouvrage sombre, très politique, revendicatif, une sorte de vaste protest song, mais ce n’est pas du tout cela qu’ils ont écrit. Ils ont décidé au contraire de raconter ces situations à travers des musiques et des scènes de théâtre qui, par dialectique, renvoient à la réalité mais se gardent bien de décrire celle-ci. Il faut les suivre à la lettre : le théâtre n’est pas l’endroit idéal pour faire du journalisme. Mais la force du langage mis par Brecht et Weill dans Mahagonny nous permet de raconter des choses sur la vie avec une force que peu d’opéras autorisent. Comment l’argent pourrit tout, quel opéra en parle aussi crûment, aussi cyniquement que Mahagonny ?


On sent que vous êtes particulièrement attachés à cette œuvre…


Moshe Leiser : C’est la troisième fois que nous la remontons. Je la considère pour ma part comme l’un des plus parfaits achievements comme disent les Anglais, de l’histoire de l’art lyrique. C’est un livret absolument génial, le rapport des mots avec la musique est constamment surprenant, en fait je trouve que c’est un opéra sous-évalué.




Et sous évalué pourquoi d’ailleurs ?


Moshe Leiser : Parce que la plupart des gens d’une manière très superficielle croient que c’est de la musique de cabaret, et lorsqu’ils voient la signature de Brecht ils sont persuadés d’avoir à faire à une œuvre revendicative, lourdement politique, qui interdirait les plaisirs habituels délivrés par l’opéra. C’est en partie vrai, l’image de l’opéra, son message principal ce n’est pas ce que dit Jenny « plus l’on devient vieux plus l’amour est difficile à trouver ». C’est tout son contraire, conventions, itinéraires balisés, beaux costumes, évidemment rien de tout cela n’effleure le projet de Brecht et de Weill. Je crois aussi que Mahagonny est difficile à monter. Il ne faut tomber dans les pièges d’une lecture superficielle. Weill et Brecht interdisent que l’on en fasse un spectacle de cabaret.




Mais c’est tout de même un ouvrage à deux visages, avec des cabaret songs mais aussi des éléments provenant du véritable opéra ?


Moshe Leiser : Il faut d’abord en comprendre la structure mais aussi le projet artistique. Evidemment Brecht et Weill tournent le dos à l’opéra dans son paroxysme, Wagner par exemple. Ils fuient cette catharsis permanente, gonflée aux sentiments nobles qui produit des flots de musique continue. Ils décident de raconter une histoire et de la casser. Ils introduisent sans cesse des distances qui sont autant d’occasions rêvées pour le metteur en scène. Cela permet toutes les ruptures ; de combattre la linéarité, de revenir en arrière. Prenons un exemple : Jimmy a tout bu, il n’a plus d’argent, Begbick demande alors Jenny de trouver de l’argent pour Jimmy et à ce moment, Jenny déclare « c’est ridicule, qu’est ce que l’on ne doit pas faire nous les filles », puis elle casse l’action, s’avance au devant de la scène et chante une chanson ; cette chanson raconte la chose la plus atroce qui soit : « ma mère m’a dit que je finirais à la morgue, mais cela n’arrivera pas parce que je ne me laisserai pas écraser mais j’écraserai les autres, je n’ai pas le choix ». Et la musique de cela c’est du swing. Ils ne veulent pas que la musique en tant que telle soit porteuse de sens, cherche à déclencher une émotion immédiate, purement réactive, de médiocre qualité, qui empêcheraient d’entendre le sens des mots. Ils travaillent en contraste l’un avec l’autre, et je trouve cela magnifique. Pour raconter ces choses affreuses et vraies, d’avoir un saxo, une guitare électrique hawaïenne ajoute un humour noir, grinçant.





La fin de l’œuvre, très sombre, donne absolument à désespérer de l’humanité….


Moshe Leiser : C’est l’apocalypse. Nous la traitons pour ce qu’elle est. Tout ces gens qui manifestent pour leurs idéaux alors que le monde s’écroule autour d’eux, le cercueil de Jimmy, les immeubles qui s’effondrent, il faut simplement montrer cela, sans se laisser séduire par l’idée de la parabole, sans images d’actualité surtout. Tous disent simplement que l’on ne peut pas aider un homme mort ce qui sous entend que si l’on veut aider quelqu’un il faut le faire de son vivant. C’est la seule morale de l’histoire. Aussi engagé à gauche que fût Brecht à l’époque il se garde bien dans Mahagonny de faire de l’agitprop, il fait au contraire vraiment œuvre de dramaturge, c’est pour cela que l’œuvre reste tellement vivace aujourd’hui, avant même que d’être d’actualité. Brecht y agit en poète avant tout. C’est également pour cela d’ailleurs que Mahagonny est sous-estimé : les temps ne sont pas à la poésie.





Vous situez l’action aux Etats Unis, comme le demandent les librettistes, ou en Allemagne comme certains metteurs en scène ?


Moshe Leiser : Ce serait une erreur de la situer où que ce soit. Mahagonny est une fable, c’est partout et n’importe où, cela ne doit pas s’encombrer d’un lieu ou d’une époque reconnaissable, Pensacola, Oklahoma, ce n’est que de l’exotisme de pacotille. Mahagonny se passe partout ou des gens font du profit sur le dos des autres et où l’on attire des gogos pour leur vendre du vent. C’est exactement l’état du monde.



Propos recueillis par Jean-Charles Hoffelé, le 9 février 2009


K. Weill/B. Brecht : Grandeur et Décadence de la ville de Mahagonny, mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser. Nantes, Théâtre Graslin les 21, 24, 26 février et les 1er et 3 mars, Angers, Grand Théâtre, les 10, 12 et 15 mars 2009



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Photo : DR

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