La Cité de la musique a eu mille fois raison de consacrer un cycle de concerts à l'année 1913. C'est l'heure où l'Europe suspend son souffle, comme fascinée dans l'attente de la catastrophe qui va la ravager dans les cinq ans à venir. C'est aussi l'une des années les plus fécondes de toute l'histoire de la musique. Elle marque, en tout cas, la fin d'un monde, le XIXè siècle, et l'acte de naissance du nouveau siècle. Ce qu'on appelle communément une date charnière. Mais le mot est bien mal choisi, puisque c'est bien plutôt de rupture, d'arrachement qu'il s'agit ici.

A Michel Tabachnik, tout nouveau patron du Philharmonique de Bruxelles-Orchestre des Flandres fondé en 1935, un an après notre Orchestre National de France, revenait, jeudi soir, la mission de présenter les deux capitales intellectuelles et musicales de l'époque, Vienne et Paris. Pari risqué ! Mais ces musiciens à l'aise dans les deux cultures se sont montrés exemplaires dans les deux parties de la soirée. Sont-ils belges, flamands ou wallons ? Ils sont en vérité magnifiquement européens. Dans l'esprit de l'Europe en tout cas.

Ils firent donc entendre d'abord deux oeuvres emblématiques de la seconde école de Vienne, les Cinq Pièces opus 10 d'Anton Webern et les Altenberg-Lieder d'Alban Berg. Il fallait être sourd pour ne pas songer dans la poignée de secondes que durent les premières à Pierre Boulez, maître des lieux comme de l'école de Vienne et professeur de Michel Tabachnik. Ce dernier atteint à soixante-six ans à une merveilleuse maturité faite d'équilibre entre l'intelligence des partitions et la sensibilité à leur expressivité. Il maîtrise admirablement cette abstraction lyrique.

Celle-ci domine encore plus les cinq poèmes mis en musique par Alban Berg : on s'étonne que leur création ait pu provoquer un chahut monstre au Musikverein de Vienne en 1913 entre des pièces de Zemlinsky, Mahler, Webern et Schoenberg. L'oreille s'est faite depuis aux mystères du sérialisme viennois, certes. Mais les interprètes eux aussi ont su apprivoiser cette musique pour faire surgir d'une apparente cacophonie des mélodies cachées au creux d'intervalles inhabituels. La mezzo polonaise Anna Radziejewska a parfois du mal à se frayer un chemin dans l'acoustique capricieuse de l'auditorium de la Cité de la musique autant que dans l'opulence des timbres d'un orchestre somptueux.

Celui-ci passe sans broncher des éclats mordorés de Klimt à l'atmosphère symboliste de Jeux de Debussy. Sans partition, Tabachnik règle ces échanges de balles avec une stupéfiante maestria en osmose totale avec ses musiciens pour nous livrer une interprétation de référence d'un chef-d'oeuvre mal aimé parce que trop souvent mal compris... Suit un Sacre du Printemps de Stravinsky non moins passionnant et non moins personnel. Il y a tant d'exemples illustres avec des orchestres de légende de cette oeuvre créée en 1913 au Théâtre des Champs-Elysées par Pierre Monteux qu'on pourrait s'inquiéter...

Bien vainement ! Par une direction très physique où le corps n'est que le prolongement du cerveau et de la réflexion, le chef suisse dévoile littéralement une oeuvre rabâchée dont on a fait le parangon de la modernité. De la violence et du déchaînement des instincts basiques, à coup sûr : un vrai prélude à la catastrophe qui s'annonce et qu'il annonce ! Tabachnik se paye le luxe de faire entendre des sonorités telluriques annonciatrices des déferlements des futurs Polytopes de son ami Iannis Xenakis qu'il connaît comme personne.

Jacques Doucelin

Cité de la Musique, 26 février 2009

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