Journal
Compte-rendu - Rome – Semaine de l’Orgue à Saint-Louis-des-Français (1)
À Rome et en Italie en général, où la musique vocale et chorale occupa toujours la première place, laissant au pape des instruments guère plus qu'une fonction d'encadrement de l'office, d'intonation ou d'accompagnement, le rôle de l'orgue n'est certes pas comparable à ce que l'on a connu en France notamment et à Paris en particulier. Le patrimoine organistique romain n'en est pas moins important et d'une intéressante diversité à défaut d'être véritablement prestigieux. Certaines des orgues anciennes de la Ville éternelle ont été restaurées au cours des vingt dernières années, mouvement d'ampleur limitée faute de moyen financiers et d'engagement des pouvoirs publics italiens. On peut citer l'organo monumentale (un 24 pieds en façade !) construit en 1598 par Luca Blasi dans le transept droit de Saint-Jean-de-Latran (la cathédrale de Rome), restauré en 1989 par Formentelli, principale manufacture œuvrant à la réhabilitation du patrimoine ancien à Rome, ou encore l'admirable Testa-Alari (1673-1680) de San Giovanni Battista de' Fiorentini, restauré en 1994, également par Formentelli : sans doute le plus bel orgue ancien de Rome (aucun enregistrement commercial, hélas !).
À l'autre extrémité de ce patrimoine, on relève nombre de grands instruments à transmission électrique, d'esthétique post-symphonique et néoclassique (ce que les tenants de l'orgue ancien appellent à Rome la « facture industrielle »), signés entre autres Vegezzi Bossi (Santa Maria sopra Minerva), Tamburini (basilique Saint-Pierre, Gesù) ou Mascioni (Institut Pontifical, 1932, restauré en 2002 grâce à la générosité du Gouvernement de la « Generalitat de Catalunya »). On relève aussi quelques enclaves de facture française romantique et symphonique de la seconde moitié du XIXe siècle, dont le facteur italien Morettini (Latran, Chiesa Nuova) devait en partie s'inspirer : les deux Merklin des deux principales églises françaises de Rome, mais aussi le Mutin–Cavaillé-Coll (1912, restauré en 1997 par Nicholas Waanders) de Santa Maria in Trastevere, l'une des églises les plus évocatrices de Rome.
Notre pays compte cinq églises « nationales » à Rome, gérées par la fondation des « Pieux Établissements de la France à Rome et à Lorette » : Saint-Louis-des-Français (l'église aux trois Caravage), la Trinité-des-Monts (voisine de la Villa Médicis sur les hauteurs du Pincio), Saint-Nicolas-des-Lorrains, Saint-Yves-des-Bretons et Saint-Claude-des-Francs-Comtois-de-Bourgogne. Les deux premières abritent donc deux magnifiques instruments de Joseph Merklin, qui à l'instar des deux Merklin à maints égards comparables et contemporains de la cathédrale de Bône (Annaba) et de la Congrégation des Sœurs du Sacré-Cœur à Alger (également en charge, de 1828 à 2006, de la Trinité-des-Monts) – instruments d'Algérie aujourd'hui disparus – témoignent du rayonnement de la facture française hors territoire métropolitain.
Alors que les deux Merklin de Saint-Louis (1880) et de la Trinité (1864) avaient été sollicités lors de la première édition (2002) de la Semaine de l'orgue français, la présente édition s'est concentrée sur le grand trois claviers de Saint-Louis, Daniel Matrone, titulaire depuis 1999 et directeur artistique, ayant programmé cinq concerts – à entrée libre comme il est de rigueur dans les églises de Rome – on ne peut plus différents les uns des autres. Entretenu avec une attention extrême par Saverio Tamburini, actuel responsable de l'illustre manufacture de Crema (Lombardie), l'orgue de Saint-Louis est un témoignage intact de la facture française en Italie. Si ses transmissions mécaniques et pneumatiques (machines Barker) plus que centenaires imposent que l'on manie l'instrument dans le plus grand respect du matériau ancien – comme pour tout orgue historique – elles n'en sont pas moins en parfait état de marche et, hormis une amélioration du vent (étanchéité des sommiers anciens), aucune restauration radicale de ce Merklin n'est à ce jour nécessaire : le recteur de Saint-Louis, Mgr Patrick Valdrini, précédemment directeur du Centre culturel Saint-Louis de France, et le titulaire veillent à ce que l'instrument soit préservé dans toute sa chaleureuse authenticité.
Le concert d'ouverture, le 30 avril, a été donné par l'organiste romaine Livia Mazzanti, elle-même en charge d'un festival particulièrement original : Musicometa (Percorsi musicali tra Natale et l'Epifania). Programme « hébraïque » de Bach (Sur les rives du fleuve de Babylone BWV 653, Christ notre Sauveur est venu au Jourdain BWV 684) à Mario Castelnuovo-Tedesco (dont Livia Mazzanti a enregistré l'œuvre intégrale pour orgue, CD tout récemment paru chez Aeolus), en passant par Mendelssohn (Prélude et Fugue op.37 n°1, Troisième Sonate) et Ivan Vandor, compositeur hongrois (né en 1932) installé de longue date à Rome : Dodici variazioni, le « Douze » valant hommage indirect à Schoenberg, œuvre dédiée à l'interprète – bien connue pour son interprétation des propres Variations de Schoenberg. Fidèle à l'univers de Jean Guillou et à une approche intensément personnalisée et volontaire, pour ainsi dissociée de l'instrument du moment, vision et interprétation demeurant fondamentalement inchangées d'un orgue à l'autre comme par antériorité revendiquée de la conception sur l'exécution, ce récital de Livia Mazzanti, retransmis comme tous les concerts de cette Semaine de l'orgue sur grand écran, a fait forte impression sur un public saisi par une tension de chaque instant, quand dans le même temps une agogique violemment tourmentée, le flux et le reflux incessants du rythme ou encore une surarticulation intraitable et obsédante bousculaient avec une rigueur drastique et « raisonnée » bien des conventions. Même orientation sur le plan de la couleur, extrêmement changeante et sans repos, contribuant à créer un climat prégnant et infiniment singulier.
Deux jours plus tard, Olivier Vernet, organiste de la cathédrale de Monaco, offrait un lumineux récital en tous points dissemblable, selon l'optique même du Festival : non pas conçu indépendamment ou en dehors de l'instrument mais bien de manière à percer le plus naturellement possible les secrets de sa palette ample et racée. La Deuxième Symphonie de Widor en fit d'emblée la démonstration, vaste partition dont on connaît l'irrésistible final en forme de toccata-carillon, l'arbre cachant la forêt : l'œuvre est avant tout lyrique et « modérée », idéal faire-valoir pour révéler toute la poésie et le raffinement des timbres de ce rare Merklin ainsi que l'équilibre de ses plans sonores, dans un respect du texte et de l'instrument source d'harmonie. (Comme à son habitude, Vernet approfondit en concert les œuvres qu'il s'apprête à graver : les Deuxième et Troisième de Widor, dans le cadre d'une intégrale, le seront prochainement sur le Cavaillé-Coll des Quinze-Vingts à Paris.) Suivirent trois pièces du compositeur danois Niels Gade, injustement méconnu, ami et collègue de Mendelssohn avec lequel, tout en préservant son indéniable personnalité, il a bien des affinités. Olivier Vernet vient d'en graver l'intégrale, dont une œuvre à quatre mains inédite au disque, avec Cédric Meckler (parution le 22 mai chez Ligia Digital).
Nourrie de culture classique, l'écriture de ces pages a semblé décupler l'éloquence et l'impact de l'orgue de San Luigi. Après l'espiègle et mélancolique moment de détente offert par la délicieuse et parfaite Valse des Anges de Julien Bret (né en 1974), « pour grand orgue d’église ou de cinéma » : entre Complainte de la butte et Gaumont Palace, ce périple hors des sentiers battus s'est achevé sur trois pièces du Suédois Gunnar Idenstam (né en 1961), musique foncièrement mélodique et d'une rythmique aussi discrète qu'inflexible, inspirée de traditions populaires : indéniables et virevoltants échos de musique irlandaise, dignes du Festival Interceltique de Lorient. L'instrument-orgue, qui n'est pas cette machine qui ronronne au fond de la nef, n'a pas fini de surprendre.
Michel Roubinet
Rome, Semaine de l'Orgue à Saint-Louis-des-Français, 30 avril – 9 mai 2009
Dans le cadre de son émission Organo Pleno (France Musique), Benjamin François consacrera deux soirées, de 22 h 30 à minuit, au Festival de San Luigi dei Francesi :
• lundi 11 mai : Tutti a Roma ! – avec Livia Mazzanti et Francesco Saverio Colamarino (titulaire du grand orgue Formentelli, 2000, de Santa Maria degli Angeli et responsable de la restauration de l'orgue de San Giovanni Battista de' Fiorentini)
• lundi 25 mai : Domaine privé Daniel Matrone
Sites Internet :
Centre culturel Saint-Louis de France :
http://www.saintlouis-rome.net/index.php
Concert de Livia Mazzanti (30 avril) :
http://www.saintlouisdefrance.it/Accueil/index.php?m=15&c=521
Sites de Livia Mazzanti et de son Festival Musicometa :
http://www.liviamazzanti.org/
http://www.musicometa.org/
Concert d'Olivier Vernet (2 mai) :
http://www.saintlouisdefrance.it/SPAZIO%20CULTURALE/musica/index.php?c=5...
Site d'Olivier Vernet:
http://www.olivier-vernet.com/index2.htm
Organo Pleno :
http://www.radiofrance.fr/francemusique/em/organo-pleno/avenir.php?e_id=...
Manufacture d'orgues Tamburini (Crema) :
http://www.tamburini.org/
Orgues des principales églises de Rome (en italien)
http://digilander.libero.it/organoacanne/persoqualcosa/page3.html
> Lire les autres articles de Michel Roubinet
Photo : DR
Derniers articles
-
21 Décembre 2024Jacqueline THUILLEUX
-
19 Décembre 2024Jacqueline THUILLEUX
-
17 Décembre 2024Alain COCHARD