Journal
Compte-rendu : Sombre splendeur - Emilie de Saariaho à l’Opéra de Lyon
En 2006 sur la scène de Bastille, pour son Adriana Mater, Kaija Saariaho psalmodiait péniblement le livret creux qu’Amin Maalouf, d’après de vagues actualités, lui avait bricolé. L’opéra, cet abîme. Des gens se parlent, ils s’imprègnent : challenge impossible pour une artiste aussi réflexive. La distance fut prise avec La Passion de Simone. Un certainement renoncement au théâtre laissait place à autre chose : destinée trop transcendante et un peu « absente » cependant, le revers de la médaille d’histoire contemporaine ?
Emilie emprunte également cette voie parallèle, poursuit un autre objet, qui n’est pas l’opéra, lieux des passions, mais plutôt une forme de dramaturgie dont l’intellect serait le principal moteur : gageure. Non pas qu’Emilie du Châtelet n’ait, en bonne fille des Lumières, connut la plénitude des sens ou les drames de l’existence (elle est morte de ses couches, tardives pour son temps, héritage d’une passion pour un cadet plutôt froid). D’ailleurs l’ouvrage de Saariaho, avant de nous entraîner dans l’univers intellectuel de son héroïne s’ouvre par une section de pressentiments physiques, ceux de la mort. Mais elle s’incarne d’abord par son œuvre et c’est de cette réalité première dont le mélodrame rend compte.
D’un personnage aussi pris dans les rets de son temps et aussi prémonitoire du notre – les féministes ont usé sa postérité jusqu’à la corde – Amin Maalouf et Kaija Saariaho ont tiré une dramaturgie quintessenciée. Ici se réintroduit le délicat rapport du mélodrame à l’opéra : Erwartung ou La Voix humaine, cette dernière source d’inspiration limpide pour Saaraiho, illustrée par l’alternance entre parlé et chanté, offraient des portraits de femmes brisées par l’homme. Hors Emilie échappe indirectement à cette malédiction et demeure pour la postérité, la traductrice de Newton, et surtout l’auteur du Discours sur le bonheur, recyclage enthousiaste des Essais de Montaigne, une antithèse méconnue aux propositions rousseauistes.
Ici Saariaho et Poulenc font jeux inégaux, n’en déplaise à certains : là où l’orchestre de Poulenc demeure fonctionnel, celui de Saariaho est en soi un univers ; il porte l’œuvre autant qu’il l’habille. Electronique grondante, signalétique – pour cette fois un clavecin spatialisé, des marimbas, où la plume griffeuse d’Emilie – très subtilement sonore, partition hésitant avec art entre l’atmosphérique et la fulgurance, dont les diaprures et les étrangetés harmoniques ne sont pas si éloignées que cela de celles d’un Dutilleux
La scénographie de François Girard et de Serge Lamothe – on peinerait à parler de mise en scène tant Karita Mattila la produit de son seul fait – montre Emilie à sa table de travail ceinte par l’univers comme elle se trouve enceinte de sa fille, entourée par une cosmogonie incarnée, plus dangereuse que compatissante. Dans cet espace à la fois ouvert et oppressant, la soprano n’a plus qu’a dévider sa narration, essentiellement composée de citations de ses écrits : Amin Maalouf est au mieux de son art dans ces travaux de réemploi qui avait fait le succès de L’amour de loin. Kazuchi Ono et son orchestre semblent parler depuis toujours cette langue fascinante.
On ressortait du théâtre certain que Saariaho avait enfin trouvée la voie lyrique qu’elle avait approchée en 2000 avec son premier opéra. A lire nos confrères on se sentait vraiment seul. Et un doute tout de même s ‘instillait : Emilie existera-t-elle sans Karita ?
Jean-Charles Hoffelé
Kaija Saariaho : Emilie, Opéra de Lyon - le 10 mars 2010
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Photo : DR
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